Pour entrer dans l’action de grâce de Jésus, situons-la dans le déroulement de l’Évangile de Luc : les 72 disciples reviennent de leur première mission, tout heureux d’avoir, au nom de leur Maître, chassé les démons, guéri les malades, annoncé que le Règne de Dieu était arrivé en la personne du Messie.
« Réjouissez-vous, leur dit alors Jésus, de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux. » A l’instant même, écrit Luc, Jésus exulta sous l’action de l’Esprit Saint.
Les petits à qui Dieu a révélé les mystères du Royaume, ce sont donc les disciples et tous ceux qui ont accueilli avec joie leur message.Les 72 (ce chiffre symbolise probablement le nombre des nations païennes répertoriées par le judaïsme, à partir de Genèse 10) n’ont pas fait de grandes études, ne prétendent pas être des maîtres en Israël, suivent Jésus avec confiance et bonheur. On l’a vu déjà, et on le verra encore, l’élite religieuse et politique a pris ses distances par rapport à ce jeune Rabbi qui pourrait bien être un nouvel agitateur, aussi dangereux pour la religion que pour la nation. Il parle au nom de Dieu, qu’il appelle son Père ; il montre de l’attention aux plus faibles, entre en relation avec des pécheurs, ne fait pas de différence entre les juifs et les païens, ne juge personne et sème le pardon de Dieu aussi largement que les nombreux miracles qu’il accomplit. Les foules l’écoutent et l’applaudissent : « Ne serait-il pas le Messie ? »
Il faut vraiment être pur et simple, pour voir le visage de Dieu et entendre sa voix, en Jésus, homme comme nous. Les sages sont trop sages, et les intelligents trop intelligents, pour discerner ce mystère, révélé et accueilli dans la foi, sans démonstration possible.
On l’a déjà vu, on le verra encore, Jésus déroute et provoque théologiens et gardiens de la Loi ; ce n’est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière, qu’il manifeste sa prédilection pour les laissés pour compte, les déviants, les indésirables… « Heureux les pauvres de cœur ! » (Mt 5, 3) – « L’Esprit du Seigneur m’a consacré pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté… » (Lc 4, 18) – « Qui accueille en mon nom cet enfant, m’accueille moi-même, et qui m’accueille, accueille Celui qui m’a envoyé ; car celui qui est le plus petit d’entre vous tous, voilà le plus grand. » (Lc 9, 48)
On pourrait noter bien d’autres paroles qui disent la proximité de Jésus avec les malades, les déshérités, les exclus ; citer ses rencontres avec la Samaritaine, la Cananéenne, l’aveugle de naissance, le centurion romain, la femme adultère, Zachée, le bon larron… Tous, des hors-la-loi, des riens du tout, des gens peu recommandables ! Ce sont eux, pourtant, qui le reconnaissent comme l’envoyé de Dieu, qui l’accueillent comme leur Sauveur, qui se convertissent à sa parole.
Et Herluin, dans tout cela ? Il a perçu la vanité du monde, la futilité de ses attraits, la fragilité de ses entreprises ; son cœur, petit à petit, s’est libéré d’attaches encombrantes, de rêves illusoires, de préoccupations stériles. Ou plutôt, il a fixé ses attaches en Dieu, ses rêves de hauts faits sont devenus espérance du Royaume, son désir de se donner et de servir s’est converti en offrande de soi pour la gloire de Dieu et le salut du monde. Il n‘a pas méprisé le monde : il en a vu les limites ; il ne l’a pas adoré : il en a perçu l’origine et la fin, et s’est tourné vers elles, branché sur le Christ, la source de la Vie, tendu vers le Royaume, l’achèvement de la création, l’œuvre de Dieu.
Herluin reste homme de son temps, respecte l’ordre féodal, met toujours son honneur à servir, ne cherche plus à se distinguer, sauf à rechercher la dernière place. Heureux tempérament, dira-t-on, pour expliquer son parcours ! Grâce de Dieu, plutôt, qu’il a accueillie, nourrie, laissée croître. Il faut l’intelligence du cœur, l’humilité des simples, la patience et la persévérance des amoureux, pour croire en Dieu qui a envoyé Son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui.
Avec un tel père, peut-on désirer un autre honneur que la gloire de Dieu ? Aspirer à un autre bonheur que d’être appelé à suivre et à servir le Christ ? Attendre d’autres succès que ceux de l’amour, de la réconciliation, de l’unité, dans l’Esprit du Ressuscité ? Utopie ? Non ! Rappelons-nous que nous vivons pour Dieu, pas pour des murs : « Ce combat n’est pas le vôtre ! » (2 ch 20, 15) ; que notre seule arme est la parole du Christ : « Ma grâce vous suffit ! » (2 Co 12, 9)
Fr. Paul-Emmanuel
Abbé du Bec