Évangile : Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez !
Homélie : Proverbes 2, 1-9, Colossiens 1, 12-20, Matthieu 19, 27-29
En célébrant la fête de votre fondateur, nous célébrons la fidélité du Seigneur qui a béni et continue de bénir cette terre d’une abondance de grâces. La figure d’ Herluin, inséparable de celle de Lanfranc et de celle d’Anselme, nous touche par sa fraîcheur, son humilité, sa piété.
Le Seigneur permet parfois que nous traversions des épreuves, que nous éprouvions de la peur ou des doutes. Mais l’Écriture nous assure que la main de Dieu nous conduit, nous appelle à aller plus loin, plus profond, dans la confiance et l’abandon à la Providence. L’année qui vient de s’écouler a été éprouvante pour beaucoup de nos contemporains. Pour vous-mêmes et vos deux communautés, il en a été de même. Mais nous savons que, mystérieusement, ce passage au creuset n’est pas sans signification. Il est plutôt une délicatesse du Seigneur qui veut nous manifester son salut et sa grâce.
En ce jour de fête, rendons grâces à Dieu pour sa fidélité et pour le don de sa présence. Au début de cette célébration, demandons pardon au Seigneur pour toutes les fois où nous ne le reconnaissons pas, pour toutes les fois où nous fermons nos yeux, pour toutes les fois où nous doutons de sa présence à nos côtés, pour toutes les fois où nous sommes tentés de désespérer de sa miséricorde.
« À l’heure même, Jésus exulta de joie sous l’action de l’Esprit Saint, et il dit : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. Oui, Père, tu l’as voulu ainsi dans ta bienveillance. » (Lc 10, 21).
Au début de cet évangile, nous surprenons Jésus en prière. Une prière sans doute tellement inattendue que les disciples en ont retenu les paroles. Jésus rend grâces à son Père. Mais non pas pour les foules qui, de partout, se rassemblent autour de lui ; non pas pour les miracles qui jaillissent souvent sous ses pas ; non pas pour le succès indubitable qui semble couronner sa mission. Non, et presque au contraire : il rend grâces parce que certains comprennent et que d’autres ne comprennent pas. En termes de statistiques, nous dirions : parce que le succès obtenu n’est qu’un demi-succès. Il y a bien un certain enthousiasme de la masse, mais il n’y a pas de conversion de la masse. Quelques-uns seulement comprennent vraiment. Pour les autres, ce ne sera qu’une ferveur passagère qui ne durera pas.
Et cependant, Jésus rend grâces. Car ce n’est pas le nombre de ceux qui comprennent qui est important. Les vrais croyants ne feront jamais nombre. C’est la façon dont ils comprennent qui arrache à Jésus ce cri de joie et cette jubilation d’action de grâces. Ou plutôt, c’est la raison pour laquelle il leur est donné de comprendre. Car les croyants ne comprennent jamais par leurs propres forces, ou grâce à leur propre ingéniosité. Toujours ils reçoivent de croire et de comprendre. Leur foi est un don.
Or la raison pour laquelle il leur est donné de comprendre, Jésus l’appelle le « bon plaisir du Père », l’eudokia, un terme grec derrière lequel il y a une racine araméenne d’une grande richesse que nos traductions trahissent toujours plus ou moins. C’est le bon plaisir du Père, mais c’est aussi sa complaisance, sa bienveillance, sa miséricorde, son amour. Le Père emploie la même racine lorsque, au moment du baptême de Jésus, il s’adresse à lui en disant : « Tu es mon Fils bien-aimé. En toi est toute ma complaisance », que l’on traduit assez bien par : « En toi est tout mon amour ».
C’est cette même complaisance du Père qui se révèle donc et qui devient effective chaque fois que celui-ci révèle à quelqu’un la réalité profonde de son Fils Jésus, ou que le Fils laisse entrevoir qui est le Père : « Personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler ».
Mais cette même complaisance, ce même amour, divise aussi, pour ainsi dire, au moins provisoirement, ceux qui comprennent et ceux qui ne comprennent pas. D’un côté, il y a les sages et les savants ; de l’autre, sans doute au grand étonnement de l’auditoire de Jésus, il y a les tout-petits. Les sages et les savants ont sûrement quelque idée sur le Messie qu’ils attendent, et qu’ils pressentent peut-être proche : un thaumaturge, un tribun qui sait enflammer les foules, un chef qui soulèvera la nation contre l’occupant romain, un roi pour Israël, enfin le vrai fils de David.
Or si Jésus accomplit des miracles, il insiste curieusement pour qu’on ne les ébruite pas. Drôle d’idée ! Plus grave, il accepte de payer l’impôt à l’empereur de Rome. Pire encore, il semble ami des publicains, ces collaborateurs à la solde de l’occupant. Assez vite, la prédication de Jésus a dû susciter beaucoup de déceptions. Les « déçus du Nazaréen », comme on dirait aujourd’hui, ont dû être nombreux, jusque parmi ses disciples qui, même après la résurrection, lui demanderont encore si l’heure est venue enfin pour lui de rétablir la royauté en Israël. Oui, c’est un autre Messie qu’attendaient le « sages et les savants », et non pas le « roi humble et assis sur un âne » que le prophète Zacharie avait annoncé et que Jésus accomplira le dimanche des Rameaux.
Or Jésus est très différent. Il ne se présente pas selon des normes que le monde pourrait mesurer et reconnaître. Il n’est pas un chef dont la puissance viendrait soutenir les forts d’ici-bas et leur assurer quelque victoire, politique ou autre. Il est seulement « doux et humble de cœur », et il s’adresse à « ceux qui peinent et ploient sous le fardeau », selon les mots même du passage parallèle de l’évangile de saint Matthieu.
Pour accueillir Jésus, il faut se trouver là où lui-même vient à notre rencontre, et nous y tenir, pour ainsi dire, à son niveau : « laissez les tout-petits venir à moi, car c’est à ceux qui leur ressemblent qu’appartient le Royaume de Dieu ». Jésus est le modèle que nous pouvons imiter. Sans lui, il y aurait des risques à vouloir jouer aux tout-petits. L’enfance et la petitesse à laquelle nous invite Jésus n’a rien à voir avec un enfantillage. Il y aurait de pareils risques à vouloir jouer aux humbles, à nous abaisser maladivement à nos propres yeux et aux yeux des autres. En dehors de Jésus, il n’y a pas d’humilité vraie, sauf chez la Vierge Marie et chez les saints, c’est-à-dire chez ceux qui ressemblent au plus près à Jésus.
Leur douceur et leur humilité n’ont rien de forcé, rien d’artificiel. Ils portent un joug et un fardeau, dit Jésus, mais qui ne les accablent pas et ne les écrasent pas ; au contraire, qui les soulèvent plutôt et les font courir à la rencontre de Jésus ; un joug doux et léger, parce qu’il est celui de l’humble amour, que lui seul peut nous faire connaître.
Votre saint fondateur, Herluin, a été un modèle de cet humble amour et de cette simplicité des tout-petits, comme nous le rapporte son biographe, Gilbert Crespin. Par sa conversion à Dieu, Herluin a été soumis, comme le Christ, à beaucoup d’humiliations. C’est par des faits, mieux que par des discours, qu’il a voulu montrer la radicalité de sa transformation intérieure. Il en a accepté l’incompréhension, les moqueries jusqu’aux menaces et injures de son seigneur et de ses anciens compagnons. Dans cette tempête il a su tenir bon. Aussi, comme pour parfaire sa ressemblance avec Jésus, son nouveau Seigneur, il est passé par le creuset de la tentation au désert où le démon l’a éprouvé pour essayer de le faire renoncer à son projet de vie monastique.
Par ailleurs, un autre aspect édifiant de la vie d’ Herluin fut son désir de simplicité et de pauvreté, en même temps qu’un souci permanent des pauvres et des indigents. Jusqu’à sa mort, Herluin demeura le serviteur fidèle, qui ne prenait nul ombrage de la science éminente de ses disciples, mais qui leur communiquait sa connaissance vitale du Père, puisée dans l’Écriture et la prière continuelle.
En ce jour, demandons au Seigneur la grâce de la joie profonde du cœur, celle qui vient de l’Esprit Saint et qui nous comble quand nous restons petits, cachés, abandonnés dans les bras du Père, dans une confiance absolue en sa Bonté et en sa Miséricorde.
Dom Jean Charles NAULT
Abbé de saint Wandrille