La vie de Dom Paul Marie Grammont est bien documentée. Chacun pourra s’y référer facilement. Souvenons nous aujourd’hui qu’il fut l’abbé visionnaire qui refonda la vie monastique au Bec.
De retour à Cormeilles après la guerre, le projet de redonner vie à une abbaye se précise, et, en 1948, les frères reprennent, sous sa conduite, l’antique abbaye du Bec que les derniers moines ont quittée en 1792 et qui, entre temps, a été transformée en écurie militaire. Dom Grammont est alors béni abbé du Bec, à Mont Olivet, siège de notre Congrégation, en Italie. Cette magnifique abbaye du Bec, fondée par Herluin en 1034, fit rayonner sur toute l’Europe médiévale l’enseignement et l’influence spirituelle de Lanfranc et de Saint Anselme.
Dom Grammont, que nous appellions Père Abbé Paul, respirait au rythme de la liturgie ; tout en lui, chantait la gloire de Dieu, où qu’il soit et quoi qu’il fasse. Cette unification intérieure lui donnait une grande liberté, des audaces paisibles, un sens affiné de la personne dans son orientation vers Dieu. Rien ne lui faisait peur ; il voyait loin. Un siècle, disait-il, est la bonne mesure pour apprécier une situation de façon à peu près juste… Un siècle, ajoutait-il malicieusement, c’est encore trop peu… Un millénaire, oui ! A ce rythme, il faisait une confiance très grande aux personnes, leur offrant, à toutes, la chance de trouver leur liberté dans la rencontre de Dieu.
Il vivait, lui, en sa présence, toujours attentif aux motions de l’Esprit, patient jusqu’à l’extrême, à la mesure de sa devise : Spes non confundit (l’espérance ne trompe pas – Ro.5, 5). Que d’épreuves, pour ce tempérament fougueux qui devait se maîtriser devant la lenteur, la pesanteur des hommes ! L’abbé, nous confiait-il, doit savoir encaisser !
Ce portrait pourrait laisser croire que Dom Grammont était un roc sans faille, un ‘chêne’ indéracinable, comme titraient les journaux locaux lors de son décès. Non, il a travaillé toute sa vie sur lui-même, s’est laissé évangéliser. Sa réflexion philosophique incessante, recouvrait un cœur d’enfant ; son sens liturgique, qui lui donnait une allure majestueuse, le rendait finalement simple, toujours retenu et posé. Il était ferme dans ses choix et ses opinions, mais humble en même temps, acceptant les questions et prêt à se remettre en cause.
Sa solidité lui venait de son enracinement dans la grande Tradition de l’Église. Mais cet enracinement ne l’enfermait pas dans la répétition ; il le rendait créatif et innovant. Il passait pour très classique, mais en même temps, révolutionnaire, avec ses avancées liturgiques et ses audaces de pensée.
Il y avait pourtant en Père Abbé Paul une grande fragilité, comme une vulnérabilité, mais reconnues et acceptées, dues sans doute à son extrême sensibilité et à sa perception vive des enjeux de toute décision : l’histoire du salut se déployait pour lui dans le quotidien le plus ordinaire, et le mystère de Dieu se révélait dans toute rencontre.
En 1986, il remettait sa charge, en serviteur fidèle qui se savait dépositaire d’un héritage à transmettre. Il mourut au Bec trois ans après, mission accomplie.