Vie monastique et … art

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Qui n’a entendu parler de l’abbaye de Fontenay, en Bourgogne, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO ? De celle de Sénanque, en Provence, des deux sœurs de Caen, la grande ‘aux Hommes’, la petite ‘aux Dames’ ?

Qui n’a vu, au moins en reproduction, les fresques de Fra Angelico, au couvent San Marco, à Florence, ou les tapisseries fleuries de Dom Robert, d’En Calcat ?On pourrait encore évoquer les dessins de Mère Geneviève Gallois, les poteries de frère Daniel, de Taizé, la poésie de Gilles Baudry, de Landévénec, et, pour ce qui revient au Bec, les compositions liturgiques de frère Philibert Zobel et de sa sœur, Marie Cécile.

Y aurait-il un lien entre la vie monastique et l’expression artistique, si on entend l’art comme un mode d’expression du beau, de l’harmonie, du mystère de l’homme ?

La fonction de l’art, pris dans ce sens, est de toucher le cœur, en lui révélant le mystère des êtres et des choses, au-delà de ce qu’ils laissent voir d’eux. Un portrait laisse donc transparaître ce que peuvent cacher le fard ou même les convenances ; une musique va donner de l’intensité à une parole ordinaire ; une architecture crée un espace intérieur insaisissable au quotidien…

L’art, en général, n’est pas fonctionnel, comme l’est une machine, pas rentable, comme doit l’être l’entreprise qui produit la machine ; il est, dira-t-on, gratuit. Mais le fonctionnel et l’esthétique peuvent se rejoindre, en architecture, par exemple, dans l’industrie automobile ou aéronautique, dans l’ameublement, la maroquinerie, l’art du jardin…
Autrefois, les outils étaient souvent des œuvres d’art : manches sculptés, lames ciselées, pincettes forgées… Mais il y a des exemples moins heureux d’union du fonctionnel et de l’art : le couvent de la Tourette, conçu par Le Corbusier, est une réussite architecturale, mais difficile à vivre : les cellules des frères sont éclairées par le haut, sans vue sur le paysage, comme des cellules carcérales. L’idéologie a prévalu sur le confort des personnes.

Pourquoi les monastères sont-ils souvent des foyers de culture du beau, alors que les moines sont censés prendre de la distance par rapport au monde et à ses codes, l’art entre autre ? Sans doute parce que le mystère dont les moines sont le signe est indicible, insaisissable. Comment exprimer sa foi en Dieu qui redonne vie à l’humanité dans le Christ, sinon par la musique, la poésie, l’architecture, toute ‘écriture’ spirituelle ? L’art, dans un monastère, doit révéler ou refléter le ciel, d’où coule la sève qui fait vivre les frères ou les sœurs du lieu ; il a une fonction que n’a pas forcément l’art ‘profane’, quoique…

Les abbatiales de Moissac, de Saint Benoît-sur-Loire, de Saint Georges de Boscherville, d’Aiguebelle sont des monuments de prière, de silence, d’intériorité, qui se passent de tout verbiage inutile. On pourrait dire la même chose de celles, plus contemporaines et originales, de Saint Wandrille, du Bec, de Maumont. Partout, les moines et les moniales cherchent à inscrire leur propos dans un cadre porteur pour eux-mêmes et parlant pour leurs hôtes. Rien n’est plus plus déprimant que vivre dans la médiocrité d’un environnement sans cachet, sans âme !

Mais cela pose une réelle question : comment conjuguer cette recherche esthétique avec l’esprit de pauvreté, de détachement qui doit être celui du frère ou de la sœur qui a quitté le monde ? Au milieu du XVIIIème siècle, quand les moines mauristes ont reconstruit les bâtiments conventuels du Bec, leurs supérieurs, devant la recherche esthétique des deux grandes ailes de la cour d’honneur, leur ont demandé d’être plus sobres pour la suite. De fait, l’infirmerie, la dernière partie du projet global, une petite équerre greffée sur la grande, plus noble, est beaucoup plus discrète, d’esprit monastique, diraient les puristes du vrai monachisme…

Il est certain que le roman bourguignon, dépouillé, tout intérieur, se fondant dans le paysage, conduit au recueillement, bien plus que le style classique des deux grandes abbayes de Caen, de Saint Denis, de Juaye Mondaye. Est-ce une question de mesure, de discrétion ? En partie seulement. C’est surtout une question d’intention : construit-on une abbaye pour qu’elle soit vue, ou pour favoriser la vie de ses occupants, une vie spécifique que rien ne devrait distraire de l’unique nécessaire, Dieu ?

Il n’y aura jamais de frontières très définies, en matière d’art, entre ce qui est monastique et ce qui ne l’est pas. Peu importe, pourvu que les intéressés, l’artiste lui-même et la communauté à laquelle il appartient, s’accordent sur l’objectif recherché : dire le mystère de la vie monastique avec le langage le plus apte à le traduire. Ce sera la musique, mais aussi la poésie, la peinture, l’architecture, la sculpture, tout ce qui peut suggérer un mystère indicible.

Ce qui soulève une autre question : faut-il parler d’un art monastique, ayant forcément pour vocation d’aider les moines et les moniales à mieux vivre leur vocation, et aussi de rendre compte, pour le monde, de ce qu’il ne peut comprendre sans cela ? Si l’art dit monastique ne peut s’exprimer en dehors de ce cadre, ne va-t-il pas perdre en spontanéité, en liberté, en créativité ?

C’est un risque réel, et il doit être considéré, pour ne pas éteindre une inspiration génératrice d’une lumière, d’un souffle, d’une source, quelles qu’en soient la forme et la couleur. Il doit donc y avoir des limites à cette créativité : une sensualité débridée n’a pas sa place au monastère ; par contre, une toile non figurative, sans rapport direct avec la vie monastique, mais réfléchissant une lumière insaisissable, tout intérieure, n’y est pas du tout déplacée.

Tout cela ne dit pourtant pas le fond de la question du rapport de l’art avec la vie monastique : si les moines n’ont que l’art pour dire pleinement ce qu’ils vivent, ne serait-ce pas que leur vie est un art suprême ? On pourrait d’ailleurs en dire autant de l’amour, de la foi, de la prière, de tout ce qui échappe aux définitions et aux dogmes. La vie monastique est un art de vivre ! Un art, parce qu’elle se sculpte et se tisse à coup d’actes de confiance et d’espérance ; parce qu’elle ne peut s’exprimer qu’en paraboles, en images, en allusions ; parce que sa liturgie, la part principale de son temps, et son rituel domestique très élaboré ont quelque chose de théâtral, au sens où le quotidien acquiert une profondeur d’éternité. Il ne s’agit pas d’esthétisme ou de hiératisme, mais bien d’art, comme il en est de toute œuvre accomplie avec amour.

Si Dieu, qui donne sans cesse la vie, est l’artiste par excellence, tous ceux et celles qui œuvrent avec Lui pour la vie du monde sont de vrais artistes. Le monachisme en lui-même est donc un art, avant toute représentation artistique qui voudrait en suggérer le mystère ; et le moine, la moniale sont des artistes, sans sortir de l’école du Louvre ou avoir suivi un séminaire de formation au chant grégorien.

 

Fr. Paul Emmanuel
Abbé du Bec