Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et il les emmène à l’écart, sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux.
« Ce tableau saisissant, écrit l’exégète Claude Tassin, … tient son éclat d’une mosaïque d’allusions à l’Ancien Testament qui en est la clé de lecture. Se demander ce qui s’est réellement passé n’a pas plus de sens que de chercher une photo de Jésus sous les conventions symboliques d’une icône orientale du Christ.
La convention symbolique dominante ici se trouve dans le rapport avec l’expérience de Moïse au Sinaï : il y emmène trois compagnons (Ex 24, 9), reçoit la révélation de Dieu après six jours (Ex 24, 16) et bénéficie lui-même d’une transfiguration (Ex 34, 29). »Une fois reconnu, dans la composition de cette scène, le lien entre la vocation de précurseurs de Moïse et d’Elie et le mystère de Jésus, on peut, sans s’étendre davantage sur les soubassements bibliques du récit, contempler, comme les trois disciples, Jésus dans la gloire anticipée de sa résurrection. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Pierre, au nom des Douze, a confessé Jésus, Christ, Fils du Dieu vivant ; il vient de se voir confié les clés du Royaume des cieux : Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Eglise. (Mt 16, 13-20) Aussitôt, Jésus annonce aux siens qu’il va être mis à mort par les anciens, les grands prêtres et les scribes, avant de ressusciter le troisième jour.
Pierre, alors, s’élève contre cette perspective et s’entend traiter de Satan par Jésus qui poursuit en invitant ses disciples à perdre leur vie à cause de lui, pour l’assurer (Mt 16, 21-28). Les Douze ont donc été choqués par l’annonce de la mort violente de Jésus : comment le Fils du Dieu vivant pourrait-il mourir et, qui plus est, du fait de l’aveuglement, de la haine de l’élite religieuse ? C’est un scandale ! Seul Pierre a réagi, mais il a dit tout haut ce que les autres pensaient tout bas. Jésus veut les aider, maintenant, à dépasser leur désespoir et leur révolte, en leur laissant entrevoir la gloire qui sera la sienne à Pâques.
C’est la visée immédiate de cette révélation faite aux trois disciples que nous retrouverons bientôt à Gethsémani. Mais, transcrit après Pâques, ce récit prend une autre portée, plus large, universelle : Jésus, qui s’est fait homme et a assumé tout l’humain, jusqu’à la souffrance, l’injustice et même la mort, nous révèle, dans cette vision, que rien de ce que nous vivons, rien de ce qui est lié à notre condition, rien de ce qui compose notre environnement ne disparaîtra, ne sera oublié, au terme de l’histoire ; tout sera ressaisi , transfiguré dans la lumière du matin de Pâques.
Ainsi, saint Paul écrira que : la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu… Elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. (Ro 8, 18…27) Jésus, dans quelques semaines, n’aura plus visage d’homme : couvert de sang, de sueur, de crachats, il sera défiguré ; mais il sera glorifié, transfiguré par l’amour de son Père. On rapporte ce mot du Général De Gaulle à son épouse effondrée, à la mort de leur fille Anne, lourdement handicapée : « Ne pleurez pas, Anne est maintenant comme tout le monde. » Oui, dans la Pâques de Jésus, nous possédons déjà les prémices de l’Esprit et attendons l’adoption, la délivrance pour notre corps. (Ro 8, 23)
Nos corps, que nous idolâtrons ou méprisons, que nous droguons pour oublier nos angoisses, que nous avilissons en les utilisant comme objets de plaisir, que nous profanons en en faisant des machines à reproduction, nos corps, le temple de Dieu, sont promis à la vie éternelle. La nature aussi, que nous épuisons sans respect, sans mesure, pour satisfaire nos caprices, est aussi promise au renouvellement de toutes choses en Christ ressuscité. Voilà ce que nous révèle la transfiguration de Jésus : elle nous engage à demeurer à l’écoute de la voix du Fils bien-aimé du Père, à être les témoins, les gardiens, les défenseurs de la vie en plénitude que nous avons reçue à notre baptême.
Fr. Paul Emmanuel
Abbé du Bec