Si l’on met en parallèle le titre de « Mère de Dieu », que l’Église donne à Marie depuis le concile d’Ephèse (431) et la parole de Jésus : « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, c’est lui mon frère, ma sœur, ma mère » (Mt 12, 50), on est en droit de s’interroger sur ce qu’ont voulu signifier les évêques au IVème siècle.
Car, à prendre littéralement la formulation du dogme, on en restreint le sens à son acception physique, alors que sa portée est bien plus profonde.Jésus, le Fils bien-aimé du Père, n’est pas apparu sur terre directement adulte, sans gestation : « il est né d’une femme, écrit saint Paul, a été sujet de la Loi de Moïse, pour racheter ceux qui étaient sujets de la Loi et pour faire de nous des fils. » (Gl 4, 5)
En clair, Jésus a reçu sa chair d’homme de Marie qui l’a porté, allaité, et l’a aidé, avec Joseph, à devenir un homme libre et responsable. Tous deux, par leur amour pour lui, l’ont progressivement conduit à prendre conscience de son identité et de sa mission. Marie, en ce sens, est donc bien « Mère de Dieu », mais le mystère ne s’arrête pas là.
Il y a un avant Noël et un après.
Avant, car l’histoire de l’Alliance de Dieu avec Israël préparait, depuis des siècles, cette visite du ciel à la terre. Marie, ici, apparaît comme un maillon nécessaire pour la réalisation de la Promesse de Dieu ; mais elle est aussi une « personnalité corporative », comme dit la Tradition, tel Abraham, c’est-à-dire qu’en elle, c’est tout Israël qui donne le jour au Messie. « Un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton jaillira de ses racines », avait prédit Isaïe (Is 11, 1).
Après, c’est toute la terre habitée qui l’enfante, dans et pour le présent de son histoire. La pensée d’Angélus Silesius, que nous évoquions à Noël, exprime précisément ce mystère : « Le Christ serait-il né mille fois à Bethléem, s’il ne naît pas en toi, c’est en vain qu’il est né. » Là est la source du témoignage chrétien : pas une leçon apprise et récitée par cœur, pas une réflexion intellectuelle, mais une vie, un amour qui se communiquent, qui se diffusent.
Prolongeons cette méditation sur l’après Noël : « Le ciel a visité la terre », chantons-nous ; c’est-à-dire que désormais la terre porte le Christ qui, en elle, devient semence d’éternité, germe des temps nouveaux. Le ciel n’est donc pas pour demain ; le monde n’est pas mauvais, à fuir ou à condamner. Cette conception flotte encore parfois dans l’air et a favorisé le développement inverse de ce qu’on appelle la laïcité française : seul compte le temps présent qui mérite notre investissement, puisque le ciel relève de l’imaginaire, que l’homme se suffit et n’a pas besoin d’un dieu pour expliquer le fonctionnement de l’univers, pallier à ses impuissances et le rendre heureux.
Seulement, cette vision du monde et de la vie se heurte à la réalité de la désespérance qui affecte nos sociétés développées et nanties. La foi en Dieu, qui a créé l’homme et son environnement, et veut achever sa création en lui insufflant Sa propre vie, n’ampute en rien l’humanité de sa liberté et de sa responsabilité, au contraire. Jésus, l’homme parfait, élève l’homme et l’univers créés à leur pleine stature. Le génie humain, qui va de découvertes en découvertes et parvient à maîtriser les forces jusque là secrètes du monde, ira beaucoup plus loin encore, s’il inscrit ses recherches dans le dessein miséricordieux de Dieu et les oriente en vue de Sa justice.
Cela ne veut pas dire que toute recherche, pour être vraie, doit être chrétienne, mais qu’elle doit viser à élever l’homme et à servir le bien commun des hommes, ce bien commun qui consiste précisément à honorer la dimension surnaturelle de l’homme, sa vocation à l’éternité. « L’homme passe l’homme », disait Pascal.
Cet achèvement, que la théologie appelle la Rédemption, n’est pas le fruit de l’industrie humaine, mais le fruit de l’incarnation de Jésus, le Fils de Dieu, le Sauveur, né de Marie et enfanté par ceux qui laissent la Parole de Dieu prendre chair en eux et inspirer leurs actes. Noël aurait-il du sens, s’il ne donnait le jour à un monde nouveau, dont nous sommes les acteurs, avec Marie, mère du nouvel Adam ? « Heureuse, celle qui t’a porté et allaité », s’écria, un jour, une femme : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l’observent », répondit Jésus (Lc 11, 27-28). Il est cette Parole, et nous, ceux qui la disent, parce qu’elle a pris corps en nous de qui elle doit émaner
Fr. Paul Emmanuel
Abbé du Bec