Évangile : « Tu es Pierre, et je te donnerai les clés du royaume des Cieux »
En ce temps-là, Jésus, arrivé dans la région de Césarée-de-Philippe, demandait à ses disciples : « Au dire des gens, qui est le Fils de l’homme ? » Ils répondirent : « Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes. » Jésus leur demanda : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Alors Simon-Pierre prit la parole et dit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! »
Prenant la parole à son tour, Jésus lui dit : « Heureux es-tu, Simon fils de Yonas : ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle. Je te donnerai les clés du royaume des Cieux : tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux. »Homélie :
Parmi tous les disciples qui l’ont suivi sur les routes de Galilée et de Judée, Jésus s’est choisi un groupe d’Apôtres appelés à être les témoins oculaires de sa vie et de sa mort, et les témoins – dans la foi – de sa Résurrection. Parmi eux se détachent deux personnes d’une importance toute particulière : les deux saints que nous célébrons aujourd’hui.
Pierre, qui fut appelé par Jésus dès le début de sa vie publique et Paul, qui fut appelé après la Résurrection et l’Ascension. Sur Pierre et sur Paul notre Église d’Occident fut bâtie : sur leur prédication, sur leur témoignage jusqu’au martyre, sur leurs corps que le sol de Rome a gardés comme de précieuses reliques.
Aujourd’hui encore, lorsque l’évêque de Rome pose un acte officiel, il dit agir « par l’autorité des saints apôtres Pierre et Paul », non pas par celle de Pierre seul, mais par celle de Pierre ET de Paul, les deux garants, de par leur témoignage, de la fidélité de l’Église de Rome, laquelle préside au service de l’amour et de l’unité. Choisis par Jésus, ni Pierre ni Paul n’ont de quoi se glorifier de ce choix : ils n’y sont strictement pour rien.
Jésus, dans sa miséricorde a arrangé le parcours de l’un comme de l’autre, afin qu’il n’y ait aucun doute à ce sujet. Paul représente même un cas-limite. Il a été l’un des plus fameux persécuteurs de l’Église naissante, zélé plus que quiconque et pleinement convaincu de son bon droit. Jusqu’à ce chemin de Damas où, désarçonné de son cheval, jeté par terre, aveuglé, bouleversé par une vision et par une voix qu’il ne put reconnaître que lorsque l’apparition elle-même se déclara :« Je suis Jésus, que tu persécutes.» Désormais Paul peut proclamer que Jésus s’est vraiment révélé à lui, comme aux autres apôtres, mais en dernier lieu, comme au plus petit des apôtres, indigne d’être appelé apôtre puisqu’il a persécuté l’Église de Dieu, comme à l’avorton, dira-t-il. Bien plus que les autres, c’est par grâce que Paul est ce qu’il est, qu’il est devenu exactement le contraire de ce qu’il ambitionnait être par fidélité exacerbée et maladroite à la Loi : « Ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu, et sa grâce, venant en moi, n’a pas été stérile » écrit-il aux Corinthiens (1 Co 15,10). Par pure grâce.
Le parcours de Pierre est différent, du moins extérieurement, car pour le fond il recoupe celui de Paul. Dans l’épisode relaté par l’évangile d’aujourd’hui, Pierre est à l’honneur. Jésus voudrait savoir si ses disciples reconnaissent qui il est vraiment, et Pierre n’hésite pas à se mettre en avant. Il a deviné juste. Et Jésus l’en félicite, mais en précisant tout de suite que ce n’est pas sa perspicacité naturelle qui l’a aidé en cela. C’est que ni la chair et le sang, c’est-à-dire l’homme laissé à ses propres lumières, même pénétrantes, ne sont capables de reconnaître Jésus. Tout comme Paul, Pierre n’y est pour rien.
Notre condition présente par rapport à Jésus n’est guère différente de celle des juifs les plus érudits ou les plus observants de son temps et jusqu’à ses propres disciples : tous ne pouvaient que se perdre en conjectures plus ou moins probables à son sujet. Sa personne reste enveloppée de mystère. Aujourd’hui encore, il y faut une autre lumière, venue d’ailleurs. Aujourd’hui encore, seul le Père en personne peut révéler son propre Fils, à qui il veut, et au moment où il veut (Mt 11,27). On peut, en historien honnête, réussir à composer une biographie fiable au sujet de Jésus sans avoir jamais reçu cette révélation de la part du Père. On peut réciter correctement toutes les formules de la foi le concernant, les enseigner à d’autres tel un expert en catéchèse, mais sans avoir jamais eu le cœur touché par le Père ni enflammé par son Esprit. On peut même essayer de se conformer loyalement aux commandements de Jésus et cependant demeurer étranger à la révélation du Père.
C’est que la chair et le sang n’y suffisent jamais, ni un catéchisme correct, ni une moralité au-dessus de tout soupçon. Il y faut ce quelque chose en plus, mais qui est essentiel, qu’aucun être humain, aussi juste soit-il, qu’aucun disciple de Jésus, aussi proche de lui soit-il, ne peuvent se donner à eux-mêmes. II y faut Jésus révélé en nous par son Père en personne. Aussi longtemps que cet Évènement n’aura pas eu lieu, notre foi risque de dégénérer en idéologie ou en rigorisme. Elle reste hésitante, vite menacée et nécessairement mêlée au doute. Mais un jour notre heure viendra, comme elle est venue à Pierre, comme elle est venue à Paul. Et nous comprendrons enfin pourquoi seul le Père en personne, seule sa grâce pouvait le révéler, non pas aux sages ni aux savants, mais seulement aux tout-petits (Mt 11,25). Nous n’y serons nous aussi strictement pour rien. Ce sera par pure grâce …
Frère Silouanne
Moine de Saint Wandrille