Evangile
En ce temps-là, les pharisiens, apprenant que Jésus avait fermé la bouche aux sadducéens, se réunirent, et l’un d’entre eux, un docteur de la Loi, posa une question à Jésus pour le mettre à l’épreuve : « Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement ? »
Jésus lui répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Et le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépend toute la Loi, ainsi que les Prophètes. »
Homélie
“De ces deux commandements, dépend toute la Loi, ainsi que les prophètes”. La conclusion de l’Évangile de ce dimanche renvoie à une autre parole de Jésus prononcée dans le sermon sur la montagne : n’allez pas croire que je suis venu abolir la Loi et les prophètes : “Je ne suis pas venu abolir mais accomplir (Mt (,17).
Entre ces deux déclarations, l’ensemble de l’Évangile selon saint-Mathieu montre vraiment que Jésus accomplit l’Ecriture. Déjà, les premiers chapitres qui rapportent son enfance et les débuts de son ministère, présente sa venue comme l’accomplissement des oracles prophétiques. Tout son enseignement, ses paraboles, ses discussions font constamment référence à la Torah ou aux prophètes, dont il réalise tel ou tel précepte. Aussi, est-ce tout naturellement qu’arrive la question sur le plus grand commandement avec la conclusion dégagée par Jésus. C’est l’aboutissement de toute une dynamique de l’Evangile qui se prolonge jusqu’à la parabole du jugement dernier.
Mais remarquons le changement qui s’opère au long de l’Evangile. D’abord considéré comme l’ensemble des commandements à mettre en pratique pour rencontrer Dieu, la Loi finit par s’identifier avec Jésus. Il est lui-même l’accomplissement de l’Ecriture, il est annoncé par les prophètes, lui-même tenu pour un prophète, il dépasse tous ceux qui l’ont précédé. Il est la Parole vivante donnée par Dieu, qu’il faut accueillir pour être sauvé. En lui s’accomplit la Loi, les prophètes et les psaumes.
Plus cette personnalisation de la Loi en Jésus se précise, plus s’intensifie aussi la polémique avec ses contradicteurs et déjà nous entrevoyons son procès et sa condamnation. Plusieurs controverses l’opposent aux pharisiens, aux saducéens et aux légistes. Après les débats sur Jean-Baptiste, sur l’impôt et sur la résurrection des morts, voici la question sur le plus grand commandement. Comme dans les cas précédents, Jésus déjoue les pièges qui lui sont tendus.
Les pharisiens se réunissent pour le mettre à l’épreuve. C’est dans un climat hostile que la question est posée. Paradoxalement, la réponse qu’ils attendent et que Jésus leur donne et que ce grand commandement est celui d’aimer Dieu. Mais, d’une manière inattendue, Jésus leur rappelle aussi le second commandement, l’amour du prochain, ce commandement qui, visiblement, n’est pas pratiqué par eux : en effet, le prochain est pour eux, à ce moment, Jésus lui-même qu’ils veulent prendre au piège afin de pouvoir l’accuser et le faire condamner à mort. Car tel est le châtiment prévu pour quiconque transgresse la Loi et il suffit de transgresser un seul commandement pour mériter la condamnation.
La question était un piège, à cause du très grand nombre de décrets contenues dans la Loi que tout fidèle se devait de pratiquer. On devine le risque constant d’être pris en défaut pour des manquements inévitables, mais aussi le danger de faire passer l’accessoire avant l’essentiel et de se retrouver face à des situations conflictuelles en raison de préceptes.
Reconnaissons que nous pouvons tomber nous-mêmes dans ces pièges : accorder trop de valeur à des préceptes mineurs et en négliger d’autres plus importants. Nous risquons aussi de nous satisfaire d’une pratique trop légaliste qui nous dispenserait d’une vigilance constante face à l’imprévu des situations, autrement dit de neutraliser la Loi et son esprit par la routine et le formalisme.
Le premier commandement, celui de l’amour de Dieu, inspire tous les autres points. Concrètement, il englobe tout ce qui touche au culte et à la pratique de la religion : prière, sacrifices, observance du sabbat, du jeûne et de l’aumône. Or Jésus confond ses interlocuteurs, non en rappelant simplement l’existence du second commandement – ils le connaissent aussi – mais en en en faisant l’égal du premier auquel il est indissolublement lié. Déjà, Jésus avait affirmé que le Prochain, c’est tout homme, sans exclusion. Il va plus Loin encore : nul ne peut prétendre aimer Dieu s’il n’aime pas son frère. Le second commandement vérifie le premier.
La Loi de Moïse exprime clairement le lien entre l’amour du Prochain et l’amour de Dieu, comme en témoigne l’extrait du livre de l’Exode que nous avons entendu. C’est parce qu’il est lui-même le défenseur des faibles et des opprimés que Dieu demande à tout homme d’agir avec justice et bonté envers eux. Cette protection et cette action salvatrice, Dieu les a exercées envers Israël asservi, en le faisant sortir d’Egypte. Tout homme est sauvé par Dieu et l’origine de ce salut établit entre tous un lien de fraternité. C’est à ce titre que l’amour du prochain vérifie l’amour rendu à Dieu.
Il y a, là pour nous, un difficile équilibre. Nous pouvons être tentés de privilégier l’amour de Dieu, entendons l’observance du culte, de la prière, au dépend de la charité fraternelle. Déjà, Jésus avait fustigé ceux qui, pour accomplir un vœu, délaissaient leurs devoirs envers leurs parents. A l’inverse, nous risquons de justifier nos manquements à l’œuvre de Dieu par le service d’autrui. Or Jésus nous rappelle que l’un et l’autre ont même origine car nous sommes tous ses enfants, donc frères, et que l’on ne peut les dissocier pour accomplir la Loi. Dans ses instructions aux Filles de la Charité, saint-Vincent-de-Paul les rassurait pour calmer leurs scrupules : si l’une d’elle était appelée, au milieu de l’oraison, pour venir en aide à un pauvre ou un malade, elle quittait Dieu pour Dieu. Car Dieu est présent en chacun. La Loi, considérée comme une œuvre d’amour, devient le fardeau léger que Jésus vient porter avec nous.
Avec cet épisode de l’Évangile de saint Matthieu, nous approchons du terme de la vie terrestre de Jésus. S’il accomplit pleinement l’Écriture par ce double commandement, c’est qu’en Lui, l’amour de Dieu a pris un visage d’homme. Cet amour atteint sa plénitude lorsqu’il s’offre sur la croix pour sauver l’humanité pécheresse. Par sa résurrection, il nous introduit dans la vie nouvelle et le don de l’esprit Saint nous comble de cette charité qui fait de nous ses disciples et ses témoins. Ainsi nous pourrons vraiment aimer ce que Dieu commande.
Frère Claude
Prieur du Bec