Le contexte immédiat de cet échange entre Jésus et les chefs des prêtres et les anciens est très polémique : eux cherchent à le prendre en défaut, lui reste fidèle au message de miséricorde qu’il a mission de délivrer. La très courte parabole qui va illustrer la bonne nouvelle dont Jésus est porteur est simple : le fils qui dit non à la demande son père, mais finalement l’exécute, est plus droit que son frère qui dit oui, mais n’en fait rien.Penser juste est sans valeur si cela ne s’exprime pas dans un agir juste. La leçon est claire et met en cause les interlocuteurs de Jésus : Jean Baptiste a vécu en juste, mais seuls les publicains et les prostituées, les pires pécheurs, ont accueilli sa parole, se sont repentis et ont essayé de changer de vie ; eux, les chefs religieux, n’ont pas bougé, enfermés dans leur bonne conscience et leurs certitudes.
« E pas l’tout d’au dire, o faut au faire », disait un vieux paysan de chez moi, imprégné sans doute de l’Evangile. C’est le 1er enseignement de cette parole de Jésus rapportée par Matthieu qui, Rappelons-nous, s’adresse à des chrétiens issus du judaïsme. Le 2ème enseignement se greffe justement sur ce dernier point ; il est plus subtil, mais aussi important, surtout aujourd’hui : les chefs des prêtres et les anciens s’estiment les véritables héritiers et interprètes de la Loi ; ce faisant, ils sont tentés de regarder de haut les païens, surtout les pécheurs ; plus grave, ils pensent ne rien avoir à apprendre des autres. Le message de Jean Baptiste, par exemple, ne les concerne pas ; il s’adresse à la foule du petit peuple, ignorants et infidèles. C’est le cléricalisme dont parle le Pape François, une plaie qui défigure l’Eglise et la rend inaudible, elle qui a mission de rejoindre les hommes là où ils sont.
« Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu », nous dit Jésus : ils n’ont pas nos codes, pas nos références, pas notre histoire, et nous aimerions qu’ils adoptent nos rites et nos manières de voir ; nous sommes peut-être tentés de les regarder de travers ; nous voudrions qu’ils changent, intérieurement persuadés que nous sommes détenteurs de la vérité, et que c’est à eux de venir à nous…
Telle n’est pas la pensée et la pédagogie de Jésus : il est venu jusqu’à nous, sans attendre que nous soyons dignes de lui, sans mettre de conditions. Voilà toute tracée la mission de l’Eglise : sortir de ses certitudes, de son fonctionnement interne, pour aller au devant des hommes et des femmes de notre temps et leur annoncer la bonne nouvelle de l’amour et de la miséricorde de Dieu.
En quoi cette lecture de l’évangile de ce dimanche nous concerne-t-elle, nous moines et moniales ? Le cléricalisme est aussi pour nous un piège : notre institution est si bien réglée, suscite toujours tant d’intérêt et de sympathie, qu’elle risque de tourner en rond dans un genre d’auto-satisfaction. Heureusement que l’actualité nous fragilise et nous déstabilise ! Nous avons besoin des laïcs pour vivre, et nous ne pouvons pas exiger d’eux un certificat de bonne conduite… Mais cette ouverture à l’extérieur ne se fait pas sans tiraillements ; elle fait voler en éclats notre suffisance ; elle nous accule à nous convertir, à regarder le monde comme le champ de notre témoignage, l’horizon de notre désert.
Le monastère n’est pas le Royaume de Dieu ; il est un chemin parmi des milliers, sur lequel les pécheurs que nous sommes avancent comme les autres, à la rencontre de Dieu, et les rejoignent plus approche le terme. Notons que Jésus parlent au présent : « Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. » Ne restons pas à la traîne, dans cette marche vers le Royaume ; ne faisons pas route seuls ; stimulons-nous mutuellement par le témoignage de notre oui, suivi d’effets, à la demande que Dieu nous adresse d’aller travailler à sa vigne.
Fr. Paul-Emmanuel
Abbé du Bec