Évangile : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous. Si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-la »
En ce temps-là, Jean, l’un des Douze, disait à Jésus : « Maître, nous avons vu quelqu’un expulser les démons en ton nom ; nous l’en avons empêché, car il n’est pas de ceux qui nous suivent. » Jésus répondit : « Ne l’en empêchez pas, car celui qui fait un miracle en mon nom ne peut pas, aussitôt après, mal parler de moi ; celui qui n’est pas contre nous est pour nous. Et celui qui vous donnera un verre d’eau au nom de votre appartenance au Christ, amen, je vous le dis, il ne restera pas sans récompense.
Celui qui est un scandale, une occasion de chute, pour un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer. Et si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-la. Mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie éternelle que de t’en aller dans la géhenne avec tes deux mains, là où le feu ne s’éteint pas.
Si ton pied est pour toi une occasion de chute, coupe-le. Mieux vaut pour toi entrer estropié dans la vie éternelle que de t’en aller dans la géhenne avec tes deux pieds. Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le. Mieux vaut pour toi entrer borgne dans le royaume de Dieu que de t’en aller dans la géhenne avec tes deux yeux, là où le ver ne meurt pas et où le feu ne s’éteint pas. »Homélie : (Nombres 11, 25-29 / Jacques 5, 1-6 / Marc 9, 38-48)
Frères et sœurs,
Ce matin, nous entendons le grand cri de Moïse : « Ah ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux, pour faire de tout son peuple des prophètes ! »
Rien là de cet esprit de parti que nous rencontrons si souvent – même dans nos communautés de foi, au sein d’une Église qui se veut et qui se dit universelle. Chez Moïse aucune exclusivité. « Serais-tu jaloux pour moi ? » répond-il aux protestations de Josué devant la manifestation de l’esprit de prophétie chez ceux qui ne sont pas avec lui. Moïse reconnaît que l’esprit peut aussi bien reposer sur Eldad et Medad qui étaient restés dans le camp que sur les soixante-huit autres qui sont venus avec lui jusqu’à la tente de la Rencontre.
Dans l’Évangile, nous trouvons quelque chose de semblable. Chez Jésus il y a une même attitude d’ouverture. Lui aussi est prêt à reconnaître une manifestation de l’œuvre de Dieu là où son disciple Jean ne voit que rivalité parce que celui qu’il a vu chasser des esprits mauvais au nom de Jésus « n’est pas de ceux qui nous suivent », comme il le dit.
Dans ces deux situations nous voyons des hommes céder à la tentation des croyants de tout temps : la tentation de restreindre l’œuvre de Dieu, la tentation finalement de se fabriquer un dieu à leurs propres dimensions – un dieu bien trop petit !
Et nous ? Ne nous arrive-t-il pas de céder à cette même tentation ? Car, disons-le clairement, c’est une tentation qui nous guette tous, une menace permanente.
Bien sûr, nous croyons que la prière de Moïse a été exaucée, que son cri a été entendu. Notre foi chrétienne nous enseigne que l’Esprit Saint a été répandu dans le cœur de tous les baptisés et que, depuis le jour de notre baptême, chacun de nous est devenu un prophète.
Est-ce que nous agissons et réagissons toujours dans une telle foi ? Sommes-nous comme Moïse et plus encore comme Jésus, libres de toute prétention au monopole de l’Esprit ?
Voilà des questions auxquelles la Parole de Dieu en ce dimanche nous invite – je dirais même : nous oblige — à répondre.
Oui, la parole qui nous est adressée aujourd’hui nous force à regarder simplement et honnêtement notre manière de nous situer par rapport aux autres : d’abord par rapport à « ces autres » qui parlent et agissent au nom du Christ – nos frères et sœurs dans la foi, ceux et celles avec qui nous sommes appelés à former ensemble ce grand corps du Christ qu’est l’Église ; puis, par rapport à tous « les autres », ceux et celles du dehors, nos frères et sœurs aux multiples visages, qui même s’ils ne confessent pas une foi explicite en Dieu, sont animés par le même souffle du Dieu Vivant, l’Esprit, qui nous fait tous vivre.
Bien évidemment notre manière de nous situer par rapport aux autres va dépendre beaucoup de la manière dont nous nous situons par rapport à Dieu.
Alors, une fois de plus, nous sommes amenés à réfléchir sur cette relation fondamentale, commune à toute existence humaine : notre relation à Dieu notre créateur.
Et du même coup, nous sommes tout de suite conduits à reconnaître qu’il y a une brisure dans cette relation. A cause du péché qui nous marque tous, sans exception, nous sommes sortis de notre relation originelle avec lui et entre nous pour laquelle Dieu nous a créés. Ayant cédé à la tentation de nous emparer de l’arbre de la connaissance, nous avons renoncé à la relation originelle de confiance et de liberté dans laquelle Dieu désire nous voir vivre.
Désormais nous nous trouvons tous dans un profond esclavage, celui de la méfiance de Dieu et des autres, ainsi que celui de la peur de notre propre insuffisance. N’est-ce pas cette peur et cette méfiance qui engendrent si souvent en nous une réaction d’exclusion ?
Pour sortir de cette menace, toujours actuelle, de l’exclusion, il est nécessaire pour nous de reconnaître jusqu’où remonte notre difficulté à nous situer dans toutes nos relations. Elle remonte aux origines, à la Genèse. Ultimement, c’est de là que découle le mal que nous avons à regarder et à reconnaître l’œuvre de la Vie, l’œuvre de l’Esprit, partout et en tous.
Derrière nos mentalités sectaires existe une véritable maladie de la foi : c’est que nous ne croyons pas vraiment à l’amour universel de Dieu. Son amour pour nous-mêmes d’abord, et puis pour les autres !
N’est-ce pas le fait que nous ne sommes pas tout à fait sûrs de Dieu et de son amour pour nous, qui explique que nous cherchons à l’accaparer, à nous en emparer exclusivement en prétendant au monopole de l’Esprit ?
Notre tentation est de vouloir capturer Dieu, contenir l’Amour, et le réduire à nos pauvres dimensions. En voulant mettre la main sur Dieu pour le contrôler, finalement nous cédons au péché de l’idolâtrie.
Les deux grandes figures des récits que nous venons d’entendre – le plus grand des prophètes, Moïse, et le Prophète par excellence, Jésus lui-même – nous indiquent qui est le vrai Dieu, un Dieu toujours plus grand, un Dieu dont la puissance de l’amour et la manifestation de l’œuvre vont bien au-delà des limites que nous avons toujours été tentés de lui imposer.
Dieu créateur de tout, Père de tous, ne peut jamais être restreint dans son action, restreint dans son amour – contraint d’être des nôtres de manière exclusive. Il peut surgir n’importe où et manifester sa puissance en n’importe qui : même chez ceux qui ne sont pas avec nous et qui ne nous suivent pas.
Cela nous dérange peut-être. Mais Dieu ne rentre pas forcement dans nos catégories. Car lui, le Vivant, est libre de travailler et d’agir où et comme bon lui semble.
Mais attention, cela ne veut pas dire : « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». En effet, nous avons à discerner les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu.
C’est pourquoi nous avons à exercer notre vocation prophétique dans le discernement des esprits. N’oublions pas qu’au fond la prophétie consiste à interpréter l’histoire à la lumière de la foi, que ce soit notre histoire collective ou notre histoire individuelle. Ainsi, nous avons tous à être des prophètes, surtout en ce qui concerne notre propre vie. L’Esprit nous est donné pour discerner les chemins qui mènent à la vie.
Voilà un critère fondamental de discernement. Est-ce que tel chemin mène à la vie – la vie véritable, durable, destinée à être éternelle ? Car il y aussi des chemins qui mènent à la mort. Encore une fois, non seulement autour de nous mais aussi en chacun(e) de nous. Dans les deux cas il nous faut être radical.
C’est là que l’on rejoint la deuxième partie de notre Évangile. Le Christ nous encourage à faire confiance autour de nous, là où l’on discerne une œuvre de vie. Mais il nous avertit aussi clairement qu’il nous faut avoir le courage de trancher ce qui peut nous entrainer à la chute, car il y a des chemins de mort, de scandale. Jésus est clair. Il faut y renoncer, accepter de vivre des ruptures, de véritables coupures pour aller vers la vie. L’enjeu est si grave qu’il justifie, s’il le faut, le sacrifice d’une partie de soi-même. Il va falloir parfois perdre sa main, son pied, son œil – subir des opérations de vérité, pourrait-on dire – pour garder sa vie.
II nous faut accepter que dans notre marche vers le Royaume nous perdions quelque chose, car en échange, nous gagnons la Vraie Vie. C’est la logique de Pâques : pas de résurrection sans passage par la mort. « Vivre, c’est changer » disait St John Henry Newman.
On va vers la vie, non en accumulant, mais en évoluant, et toute vraie évolution se fait au prix d’une succession de morts et de résurrections.
Les images utilisées par Jésus ici sont fortes – elles peuvent nous sembler dures. Mais ailleurs il ira plus loin encore, en allant jusqu’à dire que, parfois, il vaut mieux perdre complètement sa vie pour la sauver. Mais ne perdons pas courage. Sur le chemin pascal que Jésus nous propose, non seulement il nous a précédés mais il est avec nous, car toute mort à la mort que nous vivons est une victoire du Ressuscité en nous.
« Qu’il nous conduise tous, personnellement et tous ensemble, avec lui et à sa suite, sur le chemin de la vie éternelle ». Amen !
Père Mark-Ephrem M. NOLAN
Abbé de Rostrevor (Irlande)
Abbé commissaire de l’abbaye du Bec