Habituellement, surtout en France, on a le souci de bien distinguer les sphères, le politique, d’un côté, le religieux, de l’autre, les deux évoluant chacun indépendamment. S’ajoute à cela, dans la culture française, que le politique est d’ordre public, le religieux, d’ordre strictement privé.
Que le premier entend servir le bien et les intérêts matériels des citoyens et des États, que le second est l’émergence de l’intériorité et de la vocation à l’éternité de la personne et de la communauté des croyants.
Souvent, on oppose l’un à l’autre, du moins élève-t-on entre eux une ostensible cloison d’étanchéité, au nom de la spécifique laïcité à la Française.
Pourtant la forteresse qu’est la laïcité commence à se lézarder, du fait, en partie, de l’importance grandissante de l’Islam, qu’on ne peut traiter comme on se permet parfois de le faire avec le christianisme, sous peine d’enflammer la rue et d’attiser les radicalismes qui se réclament du Coran.
François Mitterrand avait déjà en son temps mandaté Régis Debray pour faire un rapport sur le fait religieux. Nicolas Sarkozy, en prenant possession de sa stalle de chanoine, à Saint Jean de Latran, avait développé, lui, une vision ouverte des relations entre le politique et le religieux. Le Président Macron est allé encore plus loin, lors de son discours aux évêques catholiques, au Collège des Bernardins, en avril 2018 :
Nous devons constamment nous soustraire à la tentation d’agir en simple gestionnaires de ce qui nous a été confié. Et c’est pourquoi notre échange doit se fonder non sur la solidité de certaines certitudes, mais sur la fragilité de ce qui nous interroge, et parfois nous désempare.
Nous devons oser fonder nos relations sur le partage de nos incertitudes, c’est-à-dire sur le partage des questions, et singulièrement des questions de l’homme… C’est cela, si vous m’y autorisez, la part catholique de la France. C’est cette part qui, dans l’horizon séculier, instille tout de même la question intranquille du salut, que chacun, qu’il croie ou ne croie pas, interprètera à sa manière, mais dont chacun pressent qu’elle met en jeu sa vie entière, le sens de cette vie, la portée qu’on lui donne et la trace qu’elle laissera.
Cet horizon du salut a certes totalement disparu de l’ordinaire des sociétés contemporaines, mais c’est un tort, et l’on voit bien, à des signes, qu’il demeure enfoui.
Chacun à sa manière de le nommer, de le transformer, de le porter, mais c’est tout à la fois la question du sens et d l’absolu dans nos sociétés. Que l’incertitude du salut apporte à toutes les vies, même les plus résolument matérielles, comme un tremblé au sens pictural du terme, est une évidence… Je crois que la politique, si décevante qu’elle ait pu être aux yeux de certains, si desséchante parfois aux yeux des autres , a besoin de l’énergie des engagés, de votre énergie. Elle a besoin des énergies de ceux qui donnent du sens à l’action et qui placent en son cœur une forme d’espérance.
Plus que jamais, l’action politique a besoin de ce que la philosophe Simone Veil appelait l’effectivité, c’est-à-dire cette capacité de faire exister dans le réel les principes fondamentaux qui structurent la vie morale, intellectuelle et, dans le cas, des croyances spirituelles.
Chacun est à sa place, suit un objectif et un chemin propres, mais rejoint forcément l’autre quand il est question de l’homme, de la société, de leur environnement commun.
L’économie, qui n’est pas un but en soi, par exemple, devrait écouter ce que les religions peuvent lui dire pour rendre le service qu’elle est censée assurer ;
l’entreprise, de son côté, gagnerait à intégrer la réflexion des Eglises, si elle veut se développer harmonieusement et de façon juste.
On pourrait multiplier les exemples où l’apport du religieux, sans empiéter sur l’autonomie du politique, est un facteur incontestable de fécondité. La relation entre le politique et le religieux ne sera jamais simple, mais, si elle peut s’établir, sera toujours source de paix et garantie de sérieux, à condition, bien sûr, que l’un ne cherche pas à prendre le dessus de l’autre, qu’aucun des deux ne prétendent avoir réponse et solution à toutes les questions.
Sur ce sujet des relations entre les Églises et la cité, le monachisme chrétien, particulièrement aujourd’hui, occupe une place particulière. Dans le monde médiéval et encore récemment, les moines faisaient partie du paysage culturel de la société occidentale : on était moine, comme on était soldat ou commerçant.
A l’heure où l’Occident est devenu indifférent, quand ce n’est pas hostile, au fait religieux, être moine échappe à sa compréhension de la vie de l’homme. Le prêtre, de par son ministère, a au moins une utilité pour certains, même s’ils sont en voie d’extinction. Le monachisme interroge par son inutilité : ou bien il est le fait d’hommes et de femmes décalés par rapport à l’actualité, ou bien totalement hors jeu. La Révolution française n’a-t-elle pas eu raison de supprimer les vœux et de dissoudre tous les ordres religieux ? Mais 1789 est encore religieux : au Dieu de Jésus Christ on substitue l’Être suprême.
Au XXIème siècle, le contexte a complètement changé, même s’il hérite des Lumières et du capitalisme du XIXème. Les révolutionnaires ne souffraient pas de désespérance comme nos contemporains ; les conditions sommaires de vie ne provoquaient pas chez eux le vertige que notre richesse déclenche bizarrement ; l’écart entre les nantis, bien plus nombreux qu’à la fin du XVIIIème, et ceux qui manquent se creuse tous les jours davantage et pourrait bien un jour devenir explosif. L’épisode, chez nous, des « gilets jaunes » devrait nous faire réfléchir.
Les Eglises chrétiennes ont beau parler, s’investir, leur voix se perd souvent dans le vide. Ajoutons à cela la bombe des scandales qui éclatent au grand jour ces temps-ci, et leur parole, non seulement, n’est plus du tout crédible, mais leur existence même devient insignifiante.
Les moines ne sont pas meilleurs que les fidèles qui fréquentent encore les églises et les temples. Ils portent, comme tous les Chrétiens, une part de responsabilité dans la défaillance de certains des membres de leur Église. Leur existence dit pourtant encore quelque chose de vital pour nos sociétés : leur inutilité est un signe fort pour rappeler que l’homme ne se réduit pas à ce qu’il produit, qu’il reste homme, même diminué physiquement ou mentalement ; la distance qu’ils prennent et gardent par rapport au monde désigne l’horizon qui s’ouvre devant l’homme et lui assure le salut dont parle Emmanuel Macron.
Certes, on peut ne pas adhérer à ce discours, mais il pose au moins question et propose une voie qui pourrait se transformer en espérance. C’est là, peut-être, la parole la plus précieuse du monachisme : l’homme est capable de Dieu ! Pas dieu, mais appelé par Dieu à partager Sa vie, dans le Christ, Premier-né de la création nouvelle, depuis Pâques.
Plus directement, le monastère, en essayant d’être signe des temps nouveaux, offre au monde un modèle de société, non pas idéale, mais bien instructive pour lui : la personne est au centre de l’œuvre de saint Benoît, et c’est pour son accomplissement dans le Christ qu’il établit sa règle, en organisant la communauté comme une famille où tous doivent trouver leur place, pour vivre leur vocation. Le moine est ainsi conduit à accepter que l’autre soit autre :
il est invité à respecter son environnement, qui est au service de la vie de la communauté des frères ;
il entre dans un mode de fonctionnement collégial ;
il choisit de mener une vie simple qui manifeste que l’essentiel n’est pas d’accumuler des richesses, mais d’honorer et de cultiver son être intérieur ;
il consent à tout partager avec ses frères, n’ayant rien en propre…
On le voit, l’accueil de l’autre, l’écologie globale, la collégialité, la simplicité de vie, le partage, toutes valeurs dont rêve le monde, sont mises en œuvre au monastère, jamais parfaitement, mais intentionnellement.
C’est là un message politique explicité et fort. Etre moine est donc un acte politique : il engage celui qui entre au monastère dans une voie qui ouvre une perspective au politique. Le moine ne fuit pas le monde, ne le juge pas, ne s’en méfie pas ; il en trouve et en désigne le sens dans son propre engagement.
Le moine serait-il prophète ? Peut-être, si on ne le regarde pas comme un visionnaire, un donneur de leçon ! Mais devenir moine est d’abord réponse à un appel de Dieu, pas choix politique. Après, oui, la réponse peut être entendue comme une parole politique.
Fr. Paul Emmanuel
Abbé du Bec