Qui ne se charge pas de sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi ! (Mt 10, 38) – Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ! (Mt 16, 24) Ce serait trahir la pensée de Jésus que d’entendre ces paroles comme une condamnation du monde ou une négation de sa grandeur ; de même l’autre lecture, qui verrait là une exaltation de la souffrance ou une apologie du mal, dans la mesure où il offrirait l’occasion aux âmes fortes de triompher de lui.
La souffrance sera toujours un fléau à combattre ; le mal sera toujours à proscrire. En ce sens, la croix sera toujours un scandale injustifiable, sauf à patauger dans les marécages malsains du masochisme.
Quand nous chantons quel est le trône de gloire du Christ, qu’elle est source de vie pour nous, c’est trop rapide et trop facile, si on ne cherche pas à discerner de quoi parle exactement Jésus. Lui-même a eu un mouvement de recul, l’heure venue, et à deux reprises : Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Pourtant non pas comme je veux, mais comme tu veux !… Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté se réalise ! (Mt 26, 3ç et 42) Il n’allait donc pas au supplice une fleur à la bouche, sans une terrible appréhension.
Quel est le secret de sa libre détermination devant cette heure, à la fois redoutée et tant désirée ? Jésus est venu parmi nous, s’est fait l’un de nous, par amour pour son Père et pour nous. Il avait pour mission de nous révéler l’amour de Dieu, la Bonne Nouvelle de Son Salut, notre adoption comme enfants de Dieu ; il y a été fidèle jusqu’au bout, jusqu’à s’attirer la haine implacable de ceux qui se sentaient dépossédés de leur pouvoir, démasqués dans leur imposture théologique, les chefs religieux.
C’est donc l’amour qui a conduit Jésus au calvaire, pas la recherche de je ne sais quel haut fait. C’est son amour pour son Père qui l’a gardé confiant en Lui, au plus noir de la nuit de sa passion. Ce faisant, Jésus abandonnait tout rêve d’être reconnu, écouté, suivi ; il acceptait l’échec immédiat de l’œuvre pour laquelle il était envoyé ; il accueillait surtout à l’horrible réalité de l’abandon des siens, plus mortifiante peut-être que la trahison de Judas, sans leur en vouloir ; il embrassait la mort, pour que la miséricorde et la bienveillance de son Père soient manifestées ; il consentait à perdre sa vie, pour qu’éclate sa gloire. Ne pensons pas qu’entrevoyant sa résurrection, il jouait plus facilement sa vie… Sa mort en était sans doute plus tragique.
Voilà, me semble-t-il, le vrai sens de la croix que Jésus nous demande à tous de porter : aimer tellement l’autre, les autres, qu’on accepte de se perdre pour lui, pour elle, pour eux tous, afin qu’ils vivent. Faut-il être chrétien pour comprendre cette loi, ce mystère ? Pas forcément : il faut être Homme, oui !
Voilà l’étrange retournement, écrit le philosophe Fabrice Hadjadj : ce n’est qu’en donnant sa vie qu’on ne la perd pas, ce n’est qu’en l’immolant qu’on ne la détruit point… Ne pas avoir de raisons valables de vivre, c’est se condamner au suicide ; mais avoir des raisons de vivre, c’est s’obliger au martyre, à résister pour ces raisons jusqu’au sang ; et seule cette disposition au martyre nous retient de glisser sur la pente suicidaire… Nous nous attendions à une charmante promenade de santé, de là cette tentation qui nous étreint de gémir qu’il y a tromperie sur la marchandise, de renoncer dès la première station et de nous balancer dans le fossé. mais il faut continuer dans l’espérance, comme la femme qui est dans les douleurs de l’enfantement. Elle hurle, elle enrage contre ce qui doit faire sa joie. Car c’est la joie à venir qui la déchire si violemment. (Réussir sa mort, pp 42-43, Presses de la Renaissance, 2015)
Est-ce la peine d’en dire plus ? Notre croix, elle est là, dans l’amour qui nous dépossède de tout, de notre volonté propre, dit Benoît, en nous liant au Christ, tout remis entre les mains de son Père.
Fr. Paul Emmanuel
Abbé du bec