GRATUITÉ est peut-être le mot le moins inadéquat pour exprimer le mystère de l’homme et le mystère de Dieu. Il dit à la fois pureté de l’amour, liberté, absence de calcul. Grâce et gratitude ont même racine. La grâce est gratuité, la gratitude est gratuité en retour et en hommage.
Il faudrait instituer une pédagogie de la gratuité dans ce monde de l’utilité et de la nécessité. Si l’expression « théologie politique » a un sens, c’est dans cette voie qu’on le doit chercher. Je connais des maitres en littérature, et même en sciences, qui sont aussi des maîtres en gratuité. Le mot n’est pas technique, ni pédant. Il faut seulement veiller à la résonance gidienne qu’il risque d’éveiller : Lafcadio n’était pas sur le chemin de Dieu. Mais tout le monde sait ce que « faire un geste » implique de désintéressement ou d’ « inutilité ». Et ce qu’il y a de gratuité chez Bach ou chez Mozart – désir qui n’est pas besoin, joie, espérance et contrition confondus – des adolescents le sentiraient, si du moins on les y éduquait à partir de l’expérience, même enfantine.
Mais un éducateur ne conduit à la gratuité que s’il en vit. L’art initie. Je crois bien que je n’aurais jamais osé parler de Dieu si je n’avais longuement prié avec les notes du Graduel grégorien. C’est ce chant sublime qui m’a appris à nier dans un seul mouvement de l’âme le rationalisme sec et le sentimentalisme faux. Qu’on cède à l’une ou l’autre de ces attitudes, c’en est fait de l’image véridique de Dieu au-dedans de soi. Il n’est plus un cœur battant. Il faudra bien se servir de mots. Mais qu’ils parviennent à l’oreille des autres, frais et comme humides encore de la rosée dont ils sont issus !
Bienheureuse timidité, qui n’a rien à voir avec l’hésitation doctrinale, quand on s’aperçoit que le verbe mélodique intérieur est d’une telle richesse, intimité et pureté, qu’il n’est guère possible de le proférer, fût on moine de Solesmes, sans le dégrader un peu. Telle page de l’Annonce faite à Marie autorise la même pudeur.
Pudeur, qui est à la fois réserve et émotion. Voyez Rimbaud : « Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir. » Et Grégoire de Nazianze : « Ce frémissement de la voix, de l’esprit et de la pensée que j’éprouve chaque fois que je parle de Dieu, et souhaitant pour vous cette même émotion louable et bienheureuse. ». Combien plus, si l’on croit que le Fond de la Déité, pour parler comme Maître Eckhart, est cette Puissance d’effacement de soi que la théologie, après saint Paul, appelle « kénose » ! On ne peut parler que kénotiquement de la kénose de Dieu. On ne peut suggérer qu’avec humilité l’humilité de Dieu. Voix kénotique : non pas qui renonce à parler, mais qui s’efface dans la parole même.
« Mes bien-aimés, disait saint Léon, la grandeur de l’œuvre divine excède de beaucoup le pouvoir du langage humain ; de là vient la difficulté de parler comme le motif de ne pas se taire (difficultas fandi, ratio non tacendi) …
Réjouissons-nous donc de notre insuffisance à parler d’une si grande miséricorde, et puisque nous ne pouvons pas exprimer la sublimité du mystère de notre salut, sentons combien il nous est bon d’être ainsi vaincus. Car personne n’approche davantage de la connaissance de la vérité que celui qui comprend qu’en matière de divins mystères il lui reste toujours beaucoup à chercher, même s’il a déjà beaucoup progressé. Celui qui présume avoir atteint ce qu’il poursuit ne trouve pas ce qu’il cherche, mais défaille en sa recherche »
Sermon sur la Nativité du Seigneur