En célébrant saint Herluin, nous revenons à la source qui a inspiré son entreprise, le Christ. Cette mémoire est donc célébration du mystère de Pâques, dans lequel nos vies, qu’elles soient consacrées à la louange de la gloire de Dieu ou consacrées au service de l’humanité, trouvent leur achèvement et leur fécondité.
Aujourd’hui est donc un jour d’action de grâce pour les merveilles accomplies ici par l’Esprit de Dieu, merveilles qui ne sont pas achevées et se renouvellent tous les jours ; une action de grâce tellement reconnaissante, qu’elle fait ressortir nos tiédeurs, nos résistances, nos refus, parfois. Mais nous savons que nous avons un Bon Pasteur qui guérit, pacifie, relève et toujours veille. Confions-nous à sa miséricorde qui fait de nous des justes, malgré nos faiblesses et même nos trahisons.
Évangile :
« Jésus exulta de joie sous l’action de l’Esprit Saint »
À l’heure même, Jésus exulta de joie sous l’action de l’Esprit Saint, et il dit : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. Oui, Père, tu l’as voulu ainsi dans ta bienveillance. Tout m’a été remis par mon Père. Personne ne connaît qui est le Fils, sinon le Père ; et personne ne connaît qui est le Père, sinon le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler. »
Puis il se tourna vers ses disciples et leur dit en particulier : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! Car, je vous le déclare : beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous-mêmes voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu. »
Dans cet Hymne de jubilation, Jésus exprime ainsi sa volonté d’impliquer dans sa connaissance filiale de Dieu tous ceux que le Père veut y faire participer ; et ceux qui accueillent ce don, ce sont les « petits ».
Homélie
Les évangélistes Matthieu et Luc (cf. Mt 11, 25-30 et Lc 10, 21-22) nous ont transmis un « joyau » de la prière de Jésus qui est souvent appelé Hymne de jubilation ou Hymne de jubilation messianique. Il s’agit d’une prière de reconnaissance et de louange, comme nous l’avons entendu.
Dans l’original des Evangiles, le verbe par lequel commence cet hymne, et qui exprime l’attitude de Jésus s’adressant au Père, est souvent traduit par « je proclame ta louange » (Mt 11, 25 et Lc 10, 21). En réalité, dans les écrits du Nouveau Testament, ce verbe signifie principalement deux choses : tout d’abord, « reconnaître jusqu’au bout » – Jean-Baptiste, par exemple, demandait à ceux qui venaient à lui pour se faire baptiser de reconnaître jusqu’au bout leurs péchés (cf. Mt 3, 6) – ; ensuite, ce verbe signifie aussi « être d’accord ». L’expression par laquelle Jésus commence sa prière contient donc le fait qu’il reconnaît jusqu’au bout, pleinement, l’agir de Dieu le Père, et en même temps, elle contient le fait qu’il est totalement, consciemment et joyeusement d’accord avec cette façon d’agir, avec le projet du Père. L’Hymne de jubilation est le sommet d’un chemin de prière où apparaît clairement la communion profonde et intime de Jésus avec la vie du Père, dans l’Esprit Saint, et où se manifeste sa filiation divine.
Jésus s’adresse d’abord à Dieu en l’appelant « Père ». Ce terme exprime la conscience et la certitude de Jésus d’être « le Fils », en communion intime et constante avec le Père, et c’est le point central et la source de chaque prière de Jésus. Nous le voyons clairement dans la dernière partie de l’Hymne, qui éclaire tout le texte. Jésus dit : « Tout m’a été confié par mon Père ; personne ne connaît qui est le Fils, sinon le Père, et personne ne connaît qui est le Père, sinon le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler » (Lc 10, 22). Jésus affirme donc que seul « le Fils » connaît vraiment le Père.
Toute connaissance entre des personnes – nous en faisons tous l’expérience dans nos relations humaines –, comporte une implication, un type de lien intérieur entre celui qui connaît et celui qui est connu, à un niveau plus ou moins profond : on ne peut connaître sans une communion de l’être. Dans l’Hymne de jubilation, comme dans toute sa prière, Jésus montre que la vraie connaissance de Dieu présuppose la communion avec lui : c’est seulement en étant en communion avec l’autre que je commence à le connaître. Or il en est ainsi également avec Dieu : c’est seulement si j’ai un vrai contact avec lui, si je suis en communion avec lui, que je peux aussi le connaître. La véritable connaissance est donc réservée au « Fils », le Fils unique qui est depuis toujours dans le sein du Père (cf. Jn 1, 18), parfaitement uni à lui. Seul le Fils connaît vraiment Dieu, en étant dans une intime communion de l’être ; seul le Fils peut révéler vraiment qui est Dieu.
Le nom de « Père » est suivi d’un autre titre, « Seigneur du ciel et de la terre ». Par cette expression, Jésus récapitule la foi dans la création et fait résonner les premières paroles de toute la Bible : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (Gn 1, 1). En priant, Jésus rappelle le grand récit biblique de l’histoire d’amour de Dieu pour l’homme, qui commence par l’acte de la création. Jésus s’insère dans cette histoire d’amour, il en est le sommet et l’accomplissement. Dans son expérience de prière, l’Ecriture Sainte est éclairée et elle revit dans son ampleur la plus complète : annonce du mystère de Dieu et réponse de l’homme transformé. Mais, à travers l’expression « Seigneur du ciel et de la terre », nous pouvons aussi reconnaître comment en Jésus, le Révélateur du Père, est donnée à nouveau à l’homme la possibilité d’accéder à Dieu.
Nous pouvons alors nous demander : à qui le Fils veut-il révéler les mystères de Dieu ? Au début de l’hymne, Jésus exprime sa joie parce que la volonté du Père est de tenir ces choses cachées aux savants et aux sages, et de les révéler aux petits (cf. Lc 10, 21). Dans cette expression de sa prière, Jésus manifeste sa communion avec la décision du Père qui révèle ses mystères à celui qui a un cœur simple : la volonté du Fils ne fait qu’un avec celle du Père. La révélation divine n’advient pas selon la logique terrestre, selon laquelle ce sont les hommes cultivés et puissants qui possèdent les connaissances importantes, et qui les transmettent aux gens plus simples, aux petits. Non, Dieu a utilisé un tout autre style : les destinataires de sa communication ont été précisément les « petits ». Telle est la volonté du Père, et le Fils la partage avec joie.
Dans le Catéchisme de l’Eglise catholique, on trouve cette phrase éclairante : « Le tressaillement “Oui, Père !” de Jésus exprime le fond de son cœur, son adhésion au “bon plaisir” du Père, en écho au “Fiat” de sa Mère lors de sa conception et en prélude à celui qu’il dira au Père dans son agonie. Toute la prière de Jésus est dans cette adhésion aimante de son cœur d’homme au “mystère de la volonté” du Père (Ep 1, 9) » (n. 2603). Lorsque nous prions le Notre Père, nous aussi nous demandons : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Avec le Christ, et dans le Christ, nous aussi nous demandons à entrer en harmonie avec la volonté du Père, en devenant ainsi nous aussi ses enfants. Dans cet Hymne de jubilation, Jésus exprime ainsi sa volonté d’impliquer dans sa connaissance filiale de Dieu tous ceux que le Père veut y faire participer ; et ceux qui accueillent ce don, ce sont les « petits ».
Saint Luc introduit la prière avec cette remarque : « Jésus exulta de joie sous l’action de l’Esprit Saint » (Lc 10, 21). Jésus se réjouit en partant de l’intérieur de lui-même, de ce qu’il a de plus profond : la communion unique de connaissance et d’amour avec le Père, la plénitude de l’Esprit Saint. En nous impliquant dans sa filiation, Jésus nous invite, nous aussi, à nous ouvrir à la lumière de l’Esprit Saint, parce que, comme l’affirme l’apôtre Paul, « nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit lui-même intervient pour nous par des cris inexprimables.… ce que Dieu veut » (Rm 8, 26-27) et nous révèle l’amour du Père. Dans le texte parallèle de saint Matthieu, après l’Hymne de jubilation, nous trouvons l’un des appels les plus poignants de Jésus : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos » (Mt 11, 28). Jésus demande d’aller à Lui, qui est la vraie sagesse, à Lui qui est « doux et humble de cœur » ; il propose « son joug », la voie de la sagesse de l’Evangile qui n’est pas une doctrine à apprendre ni une proposition éthique, mais une Personne à suivre : Lui-même, le Fils unique en parfaite communion avec le Père.
Chers frères et sœurs, en ce jour où nous célébrons votre fondateur, nous rendons grâces au Seigneur pour notre vie monastique. Jésus nous a appelés, d’une manière particulière, à nous associer à sa prière prolongée. Nous aussi, par le don de son Esprit, nous pouvons nous adresser à Dieu, dans la prière avec la confiance des enfants, en invoquant le nom du Père, « Abba ».
Mais nous devons avoir le cœur des petits, des « pauvres de cœur » (Mt 5, 3), pour reconnaître que nous ne sommes pas auto-suffisants, que nous ne pouvons pas construire notre vie tout seuls, mais que nous avons besoin de Dieu, que nous avons besoin de le rencontrer, de l’écouter, de lui parler.
La prière nous ouvre à la réception du don de Dieu, sa sagesse, qui est Jésus lui-même, pour accomplir la volonté du Père sur notre vie et trouver ainsi le repos dans les peines de notre chemin.