Personne n’a jamais vu Dieu face à face. Dans l’Ancien Testament, il était le Dieu caché et invisible, jaloux de l’attente de son incarnation. Même à Moïse, son ami, Dieu n’a pu montrer que son dos, «car on ne peut voir Dieu et vivre» (Ex.33,20).
Mais tout change avec la venue du Christ dans notre monde. Il a été vu et touché par des milliers de personnes et par ses apôtres qui en ont témoignés: « Ce que nous avons vu et touché du Verbe de Vie, nous vous l’annonçons.» dit saint Jean dans son épitre (I Jn.1,3)
Il est donc, non seulement possible, mais il est tout aussi légitime de représenter Jésus dans son icône pour témoigner de son incarnation.Le professeur Paul Evdokimov écrit dans un article:
« L’icône échappe radicalement à toute idolâtrie. Le mot même « icône » supprime toute identification et montre la différence de nature entre l’image et son prototype. On ne peut jamais dire: « L’icône du Christ est le Christ », mais l’icône atteste et traduit sa présence.
Sa dimension propre est bien définie: destinée à la communion orante, l’icône opère une rencontre dans la prière; son lieu n’est pas localisé dans l’icône en tant qu’objet matériel, mais à travers et au moyen d’elle, en tant que nche de bois, mais la ressemblance qu’elle décrit. Il n’existe donc aucune nature « inscrite, encapsulée » dans la matière de l’icône. Participation et « image conductrice », l’icône conduit au prototype. Sa présence ne se sert nullement de l’icône comme d’un lieu d’incarnation, mais y trouve le centre d’un rayonnement énergétique. La présence iconique est un cercle dont le centre se trouve dans toute icône, mais dont la circonférence n’est nulle part. L’icône est un point d’irruption du transcendant dont les vagues de présence transcendent toute limite.
Saint Théodore Studite formule une solution correcte: l’icône est dissemblable quant à la nature et semblable quant à la personne. A travers l’humanité du Christ, représentée symboliquement et non portraitiquement, l’icône met en présence du Christ total et fait contempler le mystère même de l’incarnation. Si l’on dit que l’icône représente les deux natures ensemble, on tombe dans le monophysisme, confusion du divin et de l’humain; si l’on dit: la seule humanité, on verse dans le nestorianisme, séparation des deux natures. Pour saint Athanase le Sinaïte: ce n’est pas la nature qui voit la nature, mais la personne qui contemple la personne. Ceci explique une multitude de compositions, différentes, car toutes symboliques et non portraitiques.» (1)
Aucun des disciples du Christ ne nous a transmis sa physionomie. Et comme le théologien orthodoxe Paul Evdokimov vient de nous le préciser, l’icône du Christ n’est pas portraitique, mais «image symbolique» qui, dans l’esprit des Pères de l’Eglise et selon la tradition liturgique, contient en elle la présence de ce qu’elle symbolise. Les premières représentations christiques conservées, utilisant les modèles romano-grecs de l’époque, ont donc commencé par représenter un Christ enfant, pour indiquer sa jeunesse éternelle, ou comme un philosophe barbu, pour indiquer sa sagesse. Et c’est bien ce que nous montrent les sarcophages antiques comme les premières fresques des catacombes. C’est ce second type qui sera retenu dans les premières icônes peintes à l’encaustique et conservées au monastère Sainte Catherine du Sinaï par exemple.
Les peintures gréco-romaine qu’on retrouve, par exemple, dans les portraits romano-égyptiens du Fayoum (Ier-IVe siècles) étaient peints à l’encaustique ou à la détrempe. Ce sont les deux techniques qu’utiliseront les premiers iconographes à partir du IVe siècle. On retrouve, dans les portraits mortuaires de Fayoum, comme dans ces icônes, la même importance pour les regards qui interrogent et rendent si vivants ces personnages.
Le Lauraton: « D’une certaine façon, l’icône-portrait était un héritage du monde classique: elle avait un précurseur dans le portrait impérial, le « Lauraton », qui était réalisé lorsque le nouvel empereur accédait au trône. De même pour les consuls, les évêques et les abbés qui entraient en fonction.
Les portraits de l’empereur étaient envoyés dans tout l’empire et suspendus dans les lieux publics. A travers son portrait, l’empereur était symboliquement présent. Pendant les cérémonies publiques et administratives, on décorait le portrait avec une guirlande; on faisait brûler le l’encens et des bougies devant lui. Et au cours de certaines cérémonies, on le portait en procession. Même après l’adoption du christianisme comme religion d’Etat, l’usage du Lauraton resta légitime comme l’illustre ce texte copte des Ve-VIe siècles:
« Car si l’image de l’empereur de ce monde, lorsqu’elle est peinte et suspendue au milieu de la place du marché, devient ainsi une protection pour toute la cité au point que si un acte de violence est commis contre quelqu’un et que cette personne vient et s’empare de l’image de l’empereur, alors nul ne pourra s’opposer à lui, bien que l’empereur ne soit qu’un simple mortel, et il sera conduit devant une Cour de justice. Honorons donc le Christ, la sainte Théotokos, Mère de notre Dieu, Jésus-Christ, et aimons l’Eglise… »
Ce texte illustre également le fait que l’empereur païen, aussi bien que le saint chrétien, étaient présents à travers leur représentation peinte.
Le portrait de l’empereur et sa personne ne faisaient qu’un; quiconque honorait le portrait, honorait en même temps la personne de l’empereur.» (2)
Aujourd’hui, ne trouvons-nous pas toujours, placée dans les sacristies, la photo du pape régnant, ou dans chaque mairie, celle du Président de la République? Mais dans un autre contexte, naturellement.
Un texte découvert en Egypte et peut être daté de la fin du IIe siècle est sans doute le plus ancien texte mentionnant l’existence et l’utilisation des icônes aux premiers temps du christianisme. Je le résume ci-dessous:
«L’évangéliste Jean prêchait et une grande foule venait l’écouter. Lykomédès, l’un de ses disciples, avait un ami peintre. Il alla le voir et lui dit: « Je vais t’emmener avec moi pour te montrer l’homme dont je veux que tu me fasses le portrait, mais il faut qu’il n’en sache rien ». Le peintre accepta […] et donna le portrait à Lykomédès qui en fut très satisfait. Il mit le tableau dans sa chambre et le décora de guirlandes.
Jean toutefois se douta de quelque chose et demanda à Lykomédès: « Dis-moi ce que tu fais lorsque tu rentres dans ta chambre après le bain; nous caches-tu quelque chose? » Et, tout en posant cette question, il entra dans la chambre et vit le portrait d’un vieil homme décoré de guirlandes, avec des bougies et un autel devant. « Lykomédès, est-ce là un dieu païen? Vis-tu encore comme un païen? » Lykomédès apporta alors un miroir et convainquit Jean que c’était son propre portrait. Jean dit: « Ce n’est pas mon portrait que tu regardes, mais mon image charnelle; c’est le portrait d’un mort. » (3)
Cette méfiance vis-à-vis des images-portraits fut certainement l’attitude générale des responsables chrétiens des premiers siècles, par crainte de l’idolâtrie ambiante et par respect pour l’interdiction vétérotestamentaire des images. Avec la reconnaissance du christianisme comme Eglise officielle, toute liberté fut laissée pour créer et vénérer les icônes jusqu’à la dramatique et longue crise iconoclaste des VIIIe et IXe siècles. Mais elle permit ensuite à de grands théologiens de légitimer officiellement et définitivement le culte rendu aux saintes images.
Un autre précurseur des icônes fut l’usage des panneaux peints représentant un dieu païen. On en a retrouvé un certain nombre en Egypte, spécialement au Fayoum, avec les portraits de momies, et datant de la même époque (Ier-IIe siècles). Ils représentent souvent, sous forme de diptyques ou de triptyques: Isis, Sérapis ou des divinités guerrières entourant le portrait funéraire du défunt à protéger. On y retrouve la même noblesse des traits, la frontalité et le regard fixé sur un monde invisible que dans le Christ de Baouit protégeant l’Abbé Ménas, icône copte du VIe siècle conservée au musée du Louvre à Paris.
«Ces peintures attestent que dans les maisons romaines d’Egypte, un culte dévotionnel était rendu, non seulement aux dieux et à l’empereur, mais aussi, ou en même temps, aux membres défunts de la famille. Leurs portraits étaient alors placés sur un autel domestique pour profiter de la proximité protectrice des divinités.» (4)
Lorsque le Christ est représenté en pied, assis ou plus souvent en buste, il tient un évangéliaire fermé ou ouvert sur un passage biblique comme: «Je suis la lumière du monde.» (Jn.9,5) ou « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn.14,6) ou une autre référence adaptée. Il est toujours habillé d’une tunique rouge avec un manteau bleu foncé ou vert, couleurs symbolisant ses deux natures divine et humaine. On le reconnaît d’abord par son auréole crucifère qui lui est réservée avec les trois lettres grecques inscrites dans chacun des bras: oméga, omicron et nu qui se traduisent par: « l’étant » en faisant référence à la réponse de Dieu à Moïse qui lui demandait son nom: « Je suis celui qui est » (Ex. 3,14).
Mais c’est surtout par son nom, abrégé et inscrit en haut de l’icône, comme sur toutes les icônes, qui le désigne par les quatre lettres grecques: iota, sigma, puis khi et sigma, premières et dernières lettres de Iésous et Christos. Ces quatre lettres se retrouvent sur toutes les icônes du Christ, qu’elles soient grecques, russes, roumaines… On les retrouve également dans le geste de bénédiction que le Christ fait de la main droite avec les doigts formant ces quatre lettres grecques. C’est le même geste, repris par les évêques et les prêtres, pour signifier qu’ils bénissent « In persona Christi.»
Le visage seul du Christ peut également être représenté comme dans le fameux «Mandylion, acheiropoïète (= non fait de main d’homme)» et plus connu en Occident sous la désignation de «voile de sainte Véronique», dont le nom viendrait de: «véra icône». Multiples représentations pour signifier tous les visages que le Christ peut prendre parmi ses frères les hommes, surtout les plus pauvres, les plus faibles, malades, étrangers ou blessés. Toute cette variété de représentations christiques rappelle, comme pour la diversité de sa Parole en quatre évangiles, que le Fils s’adapte à toutes les cultures, s’invite dans toutes les Eglises. On le voit aujourd’hui avec le retour ou la redécouverte de l’iconographie traditionnelle, non seulement chez nos frères orthodoxes, mais aussi dans l’Eglise catholique et même dans les Eglises protestantes et anglicane.
L’icône de Jésus Sauveur.
Lorsque l’ange Gabriel annonça à la Vierge Marie qu’elle deviendrait Mère de Dieu, il lui indiqua aussi qu’elle aurait à nommer son fils: « Jésus », nom qui se traduit par: «Le Seigneur sauve». Lorsque nous prononçons le nom de Jésus, nous nous plaçons sous la sauvegarde du Seigneur en croyant à la puissance de son salut.
Dans la tradition russe orthodoxe, le mot utilisé pour désigner le léger creux de la planche iconographique se traduit par: « arche ». C’est le même mot qui est utilisé pour désigner l’arche qui sauva Noé, sa famille et les représentants de tous les animaux du déluge. C’est aussi ce mot qui désigne la corbeille dans laquelle Moïse, enfant, fut exposé sur le Nil, puis sauvé de la mort.
L’icône du Christ est donc doublement image du salut: par le nom de Jésus Christ inscrit et par sa désignation comme arche, rappel de salut.
En français, l’arche peut aussi faire référence à l’Arche d’Alliance placée par Moïse dans « la tente du Rendez-vous » avant d’être déposée dans le Saint des Saints. Son couvercle en or pur, nommé « propitiatoire » par Dieu et lieu de la Rencontre (Ex.5, 17-22) était bien celui de la Présence divine. Et dans chaque icône, le Christ est ainsi visiblement présent.
L’image du Christ dans les églises: Lorsqu’on entre dans une église d’Orient, on est d’abord saisi par la présence de toutes les peintures qui recouvrent les murs intérieurs et par les icônes, surtout celles de l’iconostase. C’est véritablement une « Présence » qui nous accueille dans l’odeur parfumée de l’encens et dans la discrète lumière des veilleuses et des cierges de dévotion. Les images du Christ ont toujours une place précise. Sur l’iconostase, son icône est à droite des portes royales. Il est aussi au dessus, dans la représentation de la Déisis et de la communion aux apôtres. Mais surtout, si on lève les yeux, on le voit représenté dans la coupole centrale.
On sait que toutes les églises classiques, latines ou orientales, ont un plan cruciforme, avec une nef plus ou moins longue, jusqu’à former un carré pour les églises de type grec. De plus, pour ces dernières, le carré détermine également en élévation un cube, symbole de la terre et que recouvre une coupole, symbole de la voûte céleste. On voit donc bien l’importance de la place, sous la coupole, de cette grande image du Christ Pantocrator(5) qui nous regarde avec amour et qui bénit les fidèles assemblés liturgiquement!
Ce regard de Jésus posé sur nous doit nous aider à prendre conscience que nous devons avoir le même pour nos frères. Ce n’est jamais un regard de jugement mais toujours un regard d’amour et de tendresse, un regard de pardon et de miséricorde.
Frère Raphaël Flaujac