Quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s’asseoir pour considérer s’il est capable, avec dix mille hommes, d’affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille ? (Lc 14, 31) Jésus s’approprie cette parabole, de lui, quand il part au désert, avant de commencer sa prédication itinérante.
A l’écart, dans la solitude et le silence, comme avant le jour important où il choisira ses disciples, Jésus, remplit de l’Esprit Saint, se recueille, sous le regard de Son Père.Saint Luc, en relatant ce moment de grâce, pour Jésus, n’entend pas faire œuvre d’historien, encore moins de journaliste ; il cherche à rendre compte de son expérience spirituelle unique, au tout début de son ministère, aussitôt son baptême par Jean. Pour cela, il emploie des images familières et parlantes aux Juifs de son temps. Le désert, quarante jours, les citations du Deutéronome bien connues du peuple, un décor de circonstance très personnalisé : les cailloux du désert, un lieu élevé, le faîte du Temple.
Et pour rendre encore plus vivant le récit, le diable parle en interlocuteur particulièrement habile, ciblant fort bien les pentes glissantes où Jésus pourrait perdre pied : la faim qui le tenaille et le rend plus vulnérable, la tentation d’un pouvoir temporel qui rallierait tout de suite à sa cause une majorité de gens, celle de faire de grands miracles, d’utiliser sa puissance, pour forcer ses compatriotes à croire à sa divinité. Cette troisième tentation se situant à Jérusalem, là même où Jésus sera crucifié, abandonné de tous.
Derrière une mise en scène très étudiée, nous percevons la gravité, la violence du combat spirituel soutenu par Jésus, finalement, tout au long de sa vie publique. Luc ne note-t-il pas qu’il fut mis à l’épreuve pendant les quarante jours ? L’évangéliste parle d’épreuve ! On sait que le désert est un lieu d’épreuve, au sens où, de par son aridité, sa chaleur brûlante, sa sécheresse absolue, il accule celui qui le traverse à se protéger du feu du soleil, à s’armer contre les assauts des hyènes, à trouver en lui-même la force et la persévérance nécessaires pour tenir, quand plus rien autour de lui ne peut lui venir en aide : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Mt 27, 46) Mais cette épreuve est permise par Dieu, rendue nécessaire, pour prouver et affermir sa confiance en Dieu, son Père : Père, entre tes mains, je remets mon esprit. (Lc 23, 46)
Quarante est un chiffre très symbolique, dans la Bible : le temps d’une génération, le temps du mûrissement, le temps des préparations. Pensons aux quarante jours du déluge, aux quarante ans de l’exode d’Israël, aux quarante jours et quarante nuits de Moïse sur le Sinaï, aux quarante jours et quarante nuits de la marche d’Elie, aux quarante ans du règne de David, enfin aux quarante jours qui séparent Pâques de l’Ascension… Après l’épreuve des quarante jours et quarante nuits dans le désert, Jésus est donc prêt pour sa mission, pleinement éprouvé qu’il est dans son amour pour son Père. Rien ne pourra désormais le faire dévier du chemin d’humilité, d’obéissance, de confiance et d’abandon qui le conduira au Calvaire.
Si la liturgie retient cet épisode de la vie de Jésus, le premier dimanche de Carême, c’est pour nous inviter à le suivre au désert et à affronter avec lui le combat spirituel contre le diable, dont nous pouvons alors sortir vainqueurs.
Je vois trois tentations sournoises du diable, qui nous menacent aujourd’hui :
- le doute sur l’Eglise, devant les scandales dont certains de ses membres se sont rendus coupables : nous sommes alors tentés de nous éloigner, de nous désengager complètement de la mission que le Christ lui assigne plus que jamais ;
- le repli dans une identité d’opposition, pour faire front aux assauts d’un monde sans Dieu : nous ne sommes plus dès lors en sortie vers les périphéries où Dieu nous envoie ;
- une forme de désespérance face à un présent trop dur, des lendemains incertains, un passé parfois insupportable, plus souvent idéalisé, et l’Evangile n’est plus source de vie et d’espérance, un simple souvenir, une nostalgie peut-être.
Si nous sommes disciples du Christ, le Carême est précisément le temps qui doit nous permettre de retrouver l’amour de l’Eglise, notre identité d’enfants de Dieu et de coopérateurs du Christ, notre vocation de témoins de l’Evangile du Salut, qui que nous soyons et quoi que nous fassions.
Fr. Paul Emmanuel
Abbé du Bec