L’abbaye bénédictine du Bec n’est pas tout à fait une abbaye comme les autres : ceux qui l’aiment n’en doutent pas. Mais les amoureux sont-ils impartiaux ? Certainement non. Ceux du Bec ont pourtant de bons arguments. Sans doute, le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ; mais en l’occurrence, les raisons sont nombreuses et on peut assez facilement les justifier.
Beaucoup l’ignorent mais peu après sa fondation, l’abbaye du Bec devint le noyau générateur du renouveau des études savantes en Occident.On y restitua les modes de pensée que Platon, puis Aristote, avaient dégagés en Grèce plus de mille ans auparavant. On s’y est demandé avec une intrépidité toute nouvelle comment la foi et la raison, ces deux dons de Dieu un peu brouillés ensemble, pouvaient s’accommoder.
Jamais ils ne furent articulées alors avec autant de profondeur et, disons-le, de générosité que dans l’École de l’abbaye au XIe siècle. Nos contemporains font gaillardement fi de la preuve ontologique élaborée par saint Anselme, non loin du ruisseau qui arrose le vallon où l’abbaye s’était établie. Mais les meilleurs esprits jusqu’à nos jours n’ont cessé de la méditer et d’en sonder le « mystère logique » : le grand mathématicien Kurt Gödel résolut même d’y consacrer la fin de sa vie ; et c’est parmi les chrétiens qu’elle est de nos jours le plus ignorée.
Cet essor intellectuel sans précédent ne fut pas sans postérité. Les historiens depuis Étienne Gilson (1) jusqu’à Alain de Libéra (dont on peut suivre les cours sur le site du Collège de France)(2), n’en démordent pas : notre ru de rien du tout fut témoin d’un des événements majeurs de l’histoire occidentale ; car c’est du Bec que la théologie et la philosophie modernes ont coulé jusqu’aux rives de la Seine pour donner le jour à l’Université de Paris où la conciliation raisonnée de la raison et de la foi devint la grande affaire.
La foi et la raison n’avaient pas fini de sceller leur alliance au Bec. La congrégation bénédictine de Saint-Maur près de Paris prit les rênes de l’abbaye et le relais de saint Anselme quelques siècles plus tard. C’est en son sein que fut inventée la diplomatique, la science qui permet d’authentifier les documents officiels, indispensable à toute recherche historique, contribuant ainsi à la mise au point des méthodes critiques par lesquelles les universitaires, les exégètes, les journalistes (quand ils sont sérieux), les policiers, les médecins déterminent ce qui est vrai ou faux dans les affaires humaines.
Les splendides bâtiments du XVIIIe siècle, qui viennent harmonieusement se mélanger aux restes médiévaux de l’abbaye, témoignent d’une communauté d’inspiration religieuse où raison et foi, loin de se combattre, plaident chacune en faveur de l’autre.
L’histoire récente de l’abbaye est moins spéculative : après la théorie, la pratique. Refondée en 1948 sous l’autorité de père abbé Paul Grammont en lien avec la congrégation bénédictine Notre-Dame du Mont-Olivet, près de Sienne en Italie, c’est par son intense activité pastorale qu’elle s’est à nouveau distinguée dans trois directions : le dialogue interreligieux, le dialogue œcuménique et l’inscription résolue dans les voies tracées par le concile Vatican II, dont le dialogue interreligieux et le dialogue œcuménique forment deux des piliers.
Gardons-nous d’oublier le jumelage de l’abbaye avec le monastère des sœurs de Sainte-Françoise romaine, lesquelles partagent avec les frères la messe et les offices dominicaux ou solennels, comme si, là encore, l’abbaye ouvrait un chemin nouveau en renonçant à un certain « sexisme » hérité non de Jésus mais des sociétés où l’évangile s’était répandu.
Le dialogue interreligieux s’est noué par des échanges nombreux avec la tradition juive et par l’accueil de « juifs chrétiens » au sein de la communauté des oblats. Il s’est concrétisé en 1976 par la fondation du monastère d’Abu-Gosh en Israël (3), en un point nodal de la Terre Sainte où judaïsme, christianisme et islam pouvaient se rencontrer. André Chouraqui, Mgr Lustiger, beaucoup d’autres encore, ont accompagné l’initiative de père abbé Paul : par-delà la mort, tous continuent d’y insuffler un esprit d’entente et de prière en commun.
Le dialogue œcuménique est en quelque sorte consubstantiel à l’abbaye puisque trois de ses abbés, Lanfranc, Anselme et Thibault, devinrent archevêques de Cantorbéry. En dépit de la séparation des églises anglicane et romaine au XVIe siècle, la volonté de dialogue entre catholicisme et anglicanisme est au Bec particulièrement intense.
Elle ne l’est pas moins avec nos frères protestants : très tôt, père abbé Paul avait été déchiré par les conflits confessionnels d’Irlande du Nord et avait tenté d’implanter sur les lieux mêmes de la discorde un monastère qui fût aussi un signe de rapprochement, de dialogue, et, espérait-il, de communion. Ce vœu fut réalisé, après sa mort en 1989, par l’installation, en 1998, de cinq frères herluinais en Irlande du Nord, à Rostrevor, où ils ont fondé le monastère de la Sainte-Croix.
Le dialogue avec les luthériens comme avec de nombreuses confessions protestantes ne s’est jamais arrêté, de sorte que la vocation œcuménique de l’abbaye témoigne aussi de sa vocation européenne puisqu’elle est aussi bien tournée vers l’Italie que le Royaume-Uni, l’Allemagne ou les pays d’Europe du Nord. Elle renoue ainsi avec le rayonnement sans frontières de son École qui, au Moyen Âge, lui attirait des disciples venus de France, de Gascogne, de Bretagne, de Flandres, d’Allemagne et de Rome même et dont les maîtres, à commencer par Lanfranc et Anselme, étaient eux-mêmes venus de la vallée d’Aoste en Italie.
Enfin, l’inscription de l’abbaye du Bec dans le sillage de Vatican II se signale par une synthèse rigoureuse mais harmonieuse entre la tradition de l’Église et l’éternelle modernité de l’évangile. Rien n’est plus frappant que la continuité, j’allais dire la persévérance, de l’enseignement des abbés du Bec. Ils se succèdent ; mais ni le fond ni la forme de leurs homélies ne s’altèrent, comme si, à travers eux, c’était toujours la même voix qui parlait — jusque dans le style d’expression, bref, direct, concis, dénué de toute rhétorique et de toute complaisance.
C’est par là que nombre d’oblats, dont je suis, ont reconnu dans l’enseignement des abbés qui se sont succédé l’expression juste de leur foi. La recherche d’unité, unité personnelle, ecclésiale, pastorale, humaine irrigue ainsi la spiritualité bénédictine de l’abbaye mais une unité que, de Lanfranc et saint Anselme à père abbé Paul et à ses successeurs, tous n’ont cessé d’animer d’une pluralité vibrante.
Gérard COHEN,
Oblat du Bec (OSB)
- E. Gilson, La philosophie au Moyen Âge, tome 1, « Petite bibliothèque Payot, 274 », Paris, Payot, , p. 240-251.
- https://www.college-de-france.fr/site/alain-de-libera/_course.htm
- https://abbaye-abugosh.info/fr/accueil/