Jeudi saint : Homélie
Chers frères et sœurs,
Nous sommes réunis ce soir pour célébrer solennellement le mémorial de la Pâque. Car c’est au cours de cette Pâque que le Seigneur Jésus, de manière mystérieuse mais bien réelle, renouvelle pour nous le don total de lui-même. Il nous communique le don de sa Vie et nous rend participants de sa Résurrection.
C’est bien ce que veut nous dire saint Jean dans son évangile aujourd’hui : « Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde les aima jusqu’au bout. » c’est-à-dire jusqu’à la fin : il les accueille dans le royaume de son Père au prix de sa passion … Il avait prié ainsi : « Père, ceux que tu m’as donné, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi … »
C’est au cours de cette célébration, en particulier, qu’il dépose ses vêtements, qu’il revêt la tenue de serviteur, qu’il s’agenouille à nos pieds et se met à les laver. Ce n’est pas simplement une bonne action ni même une démonstration d’humilité. L’apôtre Paul voit à travers ces gestes un mystère bien plus grand et une réalité sublime. Le Verbe éternel, en se dépouillant de sa Gloire, manifeste le revêtement de la faiblesse de notre pauvre humanité et son assomption vers les hauteurs de la vie divine : « Il ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti…devenant semblable aux hommes…il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix » (Ph 2,6.7.8).
Il n’est pas nécessaire d’avoir un cœur particulièrement sensible ou une grande capacité d’imagination pour être, encore aujourd’hui, touché et même scandalisé par tant d’amour qui se donne sans hésitation et jusqu’au bout.
Dans cette célébration, avec vous tous, je voudrais vous inviter à nous asseoir à coté de Pierre et de demander à Jésus : « Seigneur, toi, me laver les pieds ? » (Jn 13,6). Il ne s’agit pas d’une fiction sentimentale ou d’une dévotion superficielle. Si nous sommes vraiment honnêtes avec nous-mêmes, nous devons reconnaître que l’incompréhension première et spontanée de Pierre, qui ira jusqu’au refus, est également la nôtre.
« Ce que je fais tu ne le sais pas à présent » (Jn 13,7). Cet « à présent » continue pour nous. Nous vivons des temps où la peur de l’autre, le refus de la fraternité, le retour à une conception individualiste de la vie et aussi de la foi, caractérisent notre vie quotidienne. Avec Pierre nous vivons dans l’illusion que pour vivre ou survivre, il s’agit de faire de la place pour nous-mêmes, plus que pour l’autre. Nous pensons que l’affirmation de notre identité l’emporte sur la relation avec celui qui se trouve à coté de nous. Et aussi pour nous prêtres, religieux religieuses, parents, fidèles laïcs, le ministère se trouve parfois compris comme l’exercice du pouvoir, jusqu’à l’abus, alors qu’il devrait être et rester un service pour la vie des gens. Ceci, nous l’avons malheureusement trop vu ces derniers temps. Au lieu de servir l’Évangile, il peut nous arriver de nous servir de l’Évangile pour nous-mêmes et pour nos intérêts. Or il nous a été demandé de perdre la vie pour le Christ. Or parfois, nous préférons perdre le Christ pour conserver notre vie.
« Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi » (Jn 13,8). Être avec le Christ et trouver la vraie vie passe à travers la grâce et le défi de la fraternité et même de l’amitié. Lors de la dernière soirée de sa vie, c’est-à-dire aujourd’hui, le Seigneur Jésus ne nous donne pas seulement le bon exemple, mais il nous révèle la logique de la vraie vie. Vivre signifie s’ouvrir, s’incliner et se donner à l’autre. Si nous voulons sauver notre monde, alors il nous faut passer de la peur à la confiance, de l’idéologie des frontières, du refus de l’autre, de l’ennemi, à la culture de la relation. Il s’agit de s’incliner vers l’autre en vue de l’élever, dans une perspective d’amour et d’amitié. Et le Maître nous le rappelle encore aujourd’hui. En Lui nous sommes fils d’un unique Père et c’est pourquoi nous voulons construire nos relations comme des frères et sœurs : entre personnes de différentes nations, de différentes cultures et de différentes religions.
On ne devient pas frères si l’on ne reconnaît pas une paternité commune, si l’on n’accepte pas la famille à laquelle nous appartenons. Être chrétien, être prêtre, être homme et femme de la Pâques, cela signifie partager avec le Christ l’art de se donner, de s’ouvrir, de s’incliner devant l’autre, sans l’utiliser pour nos intérêts. L’amour chrétien n’est pas un sentiment passager, mais le commandement divin à sortir de nous-mêmes pour aller vers l’autre, à travers un voyage sans retour sur soi. Notre véritable exode pascal est ainsi : sortir de nos prisons individualistes, de l’esclavage de nos peurs, des fermetures de notre égoïsme, pour aller vers l’authentique terre de la rencontre, de l’hospitalité et du don. L’autre, celui qui est différent, n’est pas une menace, mais une invitation à l’amour, une occasion de service, un espace de témoignage.
Nous devons tous prier plus et avec Pierre, nous laisser convaincre par le Seigneur de laver les pieds comme Lui l’a fait. Nous devons tous célébrer mieux, avec foi et dévotion, les mystères que cette liturgie, à travers le signe du Saint Chrême et des huiles saintes, remet entre nos mains. Il nous faut donc nous laisser accueillir par Lui, accepter d’être servi par Lui. C’est seulement « après » cela que nous serons capables de nous incliner devant les autres. Car L’amour qui vient d’en haut nous met au service de nos frères et sœurs dans les gestes les plus banals d’un quotidien souvent sans éclats. Qu’animés de l’intérieur par la force de ton amour donné, Seigneur, nos gestes deviennent, jour après jour, un véritable culte rendu à Dieu et une lumière pour nos frères et sœurs. Amen.
Père Dieudonné
Prieur du Bec