Homélie : (Pr 2, 1-9 ; 1 Jn 4, 7-16 ; Lc 10, 21-24)
En célébrant saint Herluin, nous contemplons l’œuvre de Dieu dans la vie d’un homme qui a cherché la sagesse, qui a vécu de l’amour du Christ, et qui a enseigné à d’autres le chemin de la lumière. Nous revenons surtout à la source qui a inspiré son entreprise, le Christ. Cette mémoire est donc célébration du mystère de Pâques, dans lequel nos vies, qu’elles soient consacrées à la louange de la gloire de Dieu ou consacrées au service de l’humanité, trouvent leur achèvement et leur fécondité.
Aujourd’hui est donc un jour d’action de grâce pour les merveilles accomplies ici par l’Esprit de Dieu, merveilles qui ne sont pas achevées et se renouvellent tous les jours ; une action de grâce tellement reconnaissante, qu’elle fait ressortir nos tiédeurs, nos résistances, nos refus, parfois. Mais nous savons que nous avons un Bon Pasteur qui guérit, pacifie, relève et toujours veille. Confions-nous à sa miséricorde qui fait de nous des justes, malgré nos faiblesses et même nos trahisons.
Le chemin d’Herluin nous est familier, et pourtant il nous impressionne toujours : un homme, un chevalier, qui a entendu au plus profond de lui un appel plus grand que les armes et les honneurs. Un cœur saisi par la sagesse de Dieu, attiré par une lumière plus haute. Le livre des Proverbes nous disait, il y a un instant : « Si tu recherches la sagesse comme l’argent, si tu creuses comme un chercheur de trésor, alors tu comprendras la crainte du Seigneur. » Herluin a creusé. Non pas dans la pierre, ni dans l’or, mais dans la Parole de Dieu.
Nous le savons : la sagesse n’est pas accumulation de savoir, elle est écoute silencieuse, consentement patient, accueil humble de ce que Dieu veut nous donner. C’est une sagesse qui se reçoit à genoux, dans la prière, dans la docilité de celui qui reconnaît que la vérité n’est pas sa conquête, mais un don. Le moine est un pauvre qui cherche. Comme Herluin, nous sommes mis devant ce choix chaque jour : continuer à nous nourrir d’illusions ou accepter de nous laisser instruire par le Seigneur, dans le silence, la prière et la fidélité.
Cette année encore, laissons-nous toucher par l’évangile de cette fête. Jésus vient d’envoyer les 72 en mission et les voilà qui reviennent, tout joyeux. C’est alors que Jésus, « à l’heure même », écrit saint Luc, « exulta de joie sous l’action de l’Esprit Saint ». Jamais, comme à cette heure, Jésus n’a laissé transparaître, d’une façon aussi claire et limpide, sa joie intime et le mystère qui en est la source. Ici s’exprime tout son être. Pas seulement dans ce qu’on a appelé « la Parole de révélation », mais tout d’abord dans la louange elle-même. Cette louange s’adresse au « Père, Seigneur du ciel et de la terre ». Au cœur de son intimité avec le Père, Jésus apparaît tout pénétré de la grandeur et de la souveraineté du Dieu créateur. Il appartient à la race des « pauvres du Seigneur », il fait partie de ces humbles qui savent adorer.
On aurait tort d’opposer le Dieu et Père de Jésus au Seigneur tout-puissant de la Bible. C’est sur ce fond de grandeur biblique que la conscience filiale s’épanouit et prend tout son sens. En associant la toute-puissance du Créateur au cri de l’enfant, Jésus place en quelque sorte sa conscience filiale au cœur même de l’œuvre créatrice. En vérité, cette conscience filiale est le couronnement de toute la création. Jésus se tient là où le monde se fait en plénitude. Sa louange est celle de l’univers. Et sa joie répond à la formidable pulsation qui est à l’origine de toutes choses.
Cependant, l’objet particulier de la louange de Jésus, ce n’est pas la grandeur et la souveraineté de Dieu créateur, mais la préférence que le Père accorde aux tout-petits. D’autres, en Israël, ont chanté la majesté divine. Ce n’est pas la grâce de Jésus. Lui loue le Père « d’avoir révélé ces choses aux tout-petits ». Voilà l’objet propre de son émerveillement. Mais quelles sont « ces choses » ? Et qui sont ces « tout-petits » ?
« Ces choses » sont les secrets du Royaume. Le Règne de Dieu vient d’une manière cachée, déconcertante. « Le Seigneur du ciel et de la terre » s’approche des hommes à travers l’humble artisan de Nazareth. Une proximité ineffable dans une humanité tout ordinaire. Le secret du Royaume est là. Un secret bien déroutant pour les doctes et les puissants. Et, à vrai dire, totalement inaperçu. En Jésus, contre toute attente et malgré l’insignifiance des apparences, Dieu s’est approché de son peuple comme jamais. Voilà ce qui échappe aux sages et aux habiles, tellement sûrs d’eux-mêmes et de leur science.
Or c’est précisément cela que Dieu s’est plu à révéler aux « tout-petits ». Ces derniers sont les humbles, les pauvres, par opposition aux orgueilleux, infatués d’eux-mêmes et de leur savoir. Toutefois, il n’est pas exclu, selon Luc, que la préférence divine qui fait tressaillir de joie le cœur de Jésus soit encore plus radicale dans sa gratuité. Ce ne serait pas en raison de leur disposition morale ou religieuse que les « tout-petits », les nèpioi, recevraient la révélation divine ; ils seraient choisis tout simplement parce que ce choix fait éclater merveilleusement l’absolue gratuité du don de Dieu.
Entre cette préférence toute gratuite, accordée aux « tout-petits » et la mission de Jésus, il y a un lien étroit, essentiel. N’est-il pas, lui, le « tout-petit » par excellence, à qui le Père s’est révélé en premier et en plénitude ? Jésus en a pleinement conscience. Et il en éprouve une grande joie. Méconnu des sages, rejeté des doctes, c’est lui pourtant que le Père a choisi. Aussi, en louant celui-ci « d’avoir révélé ces choses aux tout-petits », lui rend-il grâce de l’avoir comblé lui-même de sa révélation : « Oui, Père, tu l’as voulu ainsi dans ta bienveillance ».
Puis, se tournant vers les disciples, Jésus leur déclare : « Tout m’a été remis par le Père ». Ainsi commence la « Parole de révélation ». Jamais, au témoignage des évangiles synoptiques, Jésus ne s’est exprimé aussi ouvertement sur ses rapports avec le Père. Il reconnaît d’une manière explicite qu’il se trouve vis-à-vis du Père dans une relation de transparence. Le Père s’est communiqué à lui entièrement : « Tout m’a été livré par le Père ». « Tout », c’est-à-dire ce grand dessein qu’il a pour mission d’annoncer, mais aussi tout ce qu’il est, son être filial lui-même. De telle sorte que Jésus se sait connu du Père d’une connaissance qui n’appartient qu’au Père, comme lui, de son côté, connaît le Père d’une connaissance immédiate qui n’appartient qu’au Fils : « Personne ne connaît qui est le Fils, sinon le Père, et personne ne connaît le Père sinon le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler ».
Il ne manque pas dans la Bible d’exemples d’hommes qui se sont approchés de Dieu et qui ont été admis dans son intimité. De Moïse, le Seigneur lui-même ne dit-il pas : « Je lui parle de vive voix » – littéralement « de bouche à bouche » (Nb 12, 8) ? Mais malgré cette proximité exceptionnelle, l’homme restait toujours en face de Dieu, il demeurait devant lui. Dieu était toujours l’Autre, et même le Tout-Autre. Le cri de ces hommes ne parvenait pas à déchirer le Nom de Dieu. Celui-ci gardait son mystère. Pour Jésus, il en va autrement. Non seulement, il est l’intime de Dieu, mais il n’existe vraiment que par cette communication entière que le Père lui fait de lui-même. Cette communication, c’est son être le plus profond, de telle sorte qu’il ne se connaît et ne se saisit qu’en relation avec le Père, à l’intérieur même du mystère de Dieu et comme en en faisant partie. La proximité de Dieu dont il jouit n’a pas d’équivalent.
Mais Jésus a conscience que cette proximité unique et indépassable, il a mission et pouvoir de la révéler et de la partager. Alors, dans sa joie, il se tourne vers les disciples et leur dit : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! Car, je vous le dis, beaucoup de prophètes ont voulu voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu » (Lc 10, 23-24). Que voyaient les disciples ? Qu’entendaient-ils ? Rien de sensationnel, assurément. Simplement un homme, sans puissance, sans richesse, sans savoir, mais qui leur parlait de Dieu comme de son Père, avec un tel sentiment de présence que tout son être laissait transparaître un amour et une tendresse infinis.
Oui, dans la connaissance du Père se trouve le secret de la libération de l’homme. En accédant à la confiance filiale, celui-ci naît à la vraie liberté. Dans le Nom du Père est inscrit le nom de l’homme.
Chers frères et sœurs, en ce jour où nous célébrons votre fondateur, nous rendons grâces au Seigneur pour notre vie monastique. Jésus nous a appelés, d’une manière particulière, à nous associer à sa prière prolongée. Nous aussi, par le don de son Esprit, nous pouvons nous adresser à Dieu, dans la prière avec la confiance des enfants, en invoquant le nom du Père, « Abba ». Mais nous devons avoir le cœur des petits, des « pauvres de cœur » (Mt 5, 3), pour reconnaître que nous ne sommes pas auto-suffisants, que nous ne pouvons pas construire notre vie tout seuls, mais que nous avons besoin de Dieu, que nous avons besoin de le rencontrer, de l’écouter, de lui parler. La prière nous ouvre à la réception du don de Dieu, sa sagesse, qui est Jésus lui-même, pour accomplir la volonté du Père sur notre vie et trouver ainsi le repos dans les peines de notre route.
C’est dans le silence que Dieu prépare ses plus grandes œuvres. C’est dans le dépouillement des humbles qu’il cache sa gloire. Lorsque nous guette la tristesse ou même le découragement, rappelons-nous qu’il nous suffit d’être des « petits » qui se laissent enseigner par le Père. Alors, comme Jésus, nous connaîtrons la vraie joie, celle que rien ne peut enlever.
Dom Jean Charles NAULT
Abbé de Saint Wandrille