On vient d’annoncer à Jésus la mort de Jean Baptiste. La nouvelle doit bouleverser Jésus, car il éprouve un urgent besoin de se retirer dans un lieu désert, à l’écart. Si on a traité ainsi Jean, son sort, à lui Jésus, sera le même. Il a donc besoin de se remettre face à sa mission, besoin de situer ce drame dans l’histoire dont ils sont tous les deux acteurs, Jean, la préface, le précurseur, lui, le corps du sujet, le Messie.
Mais les foules l’ont suivi et le rejoignent : pris de pitié pour ces gens qui ont faim et soif de sa parole, qui attendent la bonne nouvelle de leur délivrance, il reprend sa mission de Sauveur et guérit leurs infirmes. Jésus n’avait pas prévu la suite, mais ses disciples, eux, très pragmatiques, vont comme lui indiquer quoi faire…« Renvoie donc les foules, qu’elles aillent dans les villages s’acheter des vivres » – « Elles n’ont pas besoin d’y aller : donnez-leur vous-même à manger. » En un instant, Jésus à laissé entrevoir aux siens que la faim du corps était le signe d’une autre faim, plus profonde, plus vitale encore, celle de la Parole de Dieu. Il honore nos besoins humains, en rassasiant la foule ; mais l’écart incommensurable entre un ‘pique-nique’ pour une personne et du pain suffisant pour une foule, avec, en plus, des restes, montre qu’on change de registre, qu’on passe du pain de farine à la profusion de la grâce.
Sans doute les Douze n’ont-ils compris ce mystère que bien plus tard ; mais, sur le moment, ils ont dû réaliser que Jésus accomplissait là un signe d’une profondeur immense : comment a-t-il pu nourrir 5000 hommes, sans compter les femmes et les enfants, avec seulement cinq pains et deux poissons. Il faut lire attentivement ce récit, pour voir que Matthieu en calque le déroulement sur le récit de la dernière Cène, un soir aussi. Il s’agit donc d’une préfiguration de l’Eucharistie, d’une annonce de l’Eglise : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! » – Et, après qu’ils lui eurent apporté ce panier ridicule, « Il prit les cinq pains et les deux poissons et, levant les yeux au ciel, il prononça la bénédiction ; puis, rompant les pains, il les donna aux disciples, et les disciples aux foules. » Voilà nommés les ministres, pour nourrir la communauté des croyants ! Il resta douze paniers pleins, note Matthieu, douze comme les douze tribus, douze comme les douze apôtres, douze, l’Eglise du Christ !
Il ne s’agit pas d’un miracle comme tel : Jésus ne cherche pas à épater le monde, pour emporter l’adhésion des foules ; il n’entend pas faire étalage de sa puissance… Il accomplit un signe, dont la signification est à venir, mais la réalité déjà présente en sa personne : « Je suis le pain de vie », dira-t-il bientôt ! Même si les foules n’ont pas réalisé ce qui s’était passé, même si les Douze sont restés sur une interrogation (on pourrait dire sur leur faim), Jésus a posé un geste, a jeté comme une semence de vie dans le cœur de tous… « Je suis le pain de la vie ; celui qui mange mon corps et boit mon sang ne mourra pas, et moi, au dernier jour, je le ressusciterai. »
Que cette semence, en nous aussi, lève et se déploie en acte de foi : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. »
Fr. Paul-Emmanuel
Abbé du Bec