Homélie :
En ces dernières semaines de carême, la perspective de la condamnation de Jésus devient de plus en plus précise. Les textes de l’Écriture que nous entendons mettent l’accent sur les souffrances du Juste persécuté et la lecture de l’évangile de Jean nous plonge dans un climat de controverse où les adversaires de Jésus cherchent à le prendre en défaut. C’est précisément dans ce contexte tendu que se situe le récit qui vient d’être proclamé.
Une discussion a eu lieu dans la foule, opposant ceux qui tiennent Jésus pour un prophète et ceux qui, comme les pharisiens, estiment que le Christ ne peut pas venir de Galilée. Le lendemain, dès l’aurore, Jésus enseigne dans le temple. On sait qu’il parle avec autorité. Mais son interprétation de la Loi suscite des critiques chez les docteurs qui cherchent par tous les moyens à le mettre à l’épreuve.
Or se présente à eux une trop belle occasion pour l’accuser de transgresser la Loi de Moïse. Ils lui amènent une femme surprise en flagrant délit d’adultère. Curieusement elle est seule. Son complice a disparu.
Dans son commentaire sur l’évangile de Jean, saint Augustin prête aux scribes et aux pharisiens le raisonnement suivant : « Il a la réputation d’être vrai, il respire la douceur ; c’est sur la justice qu’il faut l’attaquer – amenons lui une femme prise en flagrant délit d’adultère et disons-lui ce que la loi ordonne à son sujet ».
Le châtiment prévu dans le Lévitique et le Deutéronome est la mort par lapidation pour les deux coupables et non pour la seule femme. Le destin de celle-ci semble donc scellé. Quant à Jésus, il est face à un piège redoutable : S’il refuse la condamnation, il est en contradiction avec la Loi, s’il la permet, tous ses beaux discours sur la bonté de Dieu sont réduits à néant.
À leur question : « Et toi, que dis-tu ? », il ne répond rien et semble même indifférent au drame qui se joue. Il se baisse et se met à écrire sur le sol. Ce qui compte ici, ce n’est pas ce qu’il écrit, mais son silence et ce geste qui intrigue les défenseurs de la loi.
Devant leur insistance, Jésus se redresse et les frappe par un trait imprévu : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre. » Ainsi renvoyés à leur propre conscience, ils se découvrent coupables et se retire tous.
À la fin, la femme se retrouve seule face à Jésus. Écoutons la conclusion de saint Augustin : « Il ne restait plus que deux, la pécheresse et le Sauveur, la malade et le médecin, la malheureuse et la miséricorde. » ces deux derniers mots, en latin, accentuent par leur racine commune l’intensité de ce face à face : » miséra et misericordia ». La miséricorde divine se penche sur la misère de la pécheresse.
Dans un sermon de carême, saint Bernard développe la même idée en citant ce verset du psaume 42 : » un abîme amène un autre abîme » et il précise : » un abîme de lumière, un abîme de ténèbres, un abîme de miséricorde, un abîme de misères. Car le cœur de l’homme est profond et on n’en peut sonder les mystères. Mais si mon péché est grand, plus grande, Seigneur, est ta bonté. Aussi, quand mon âme se trouble, je me rappelle l’immensité de ta miséricorde…et je ne m’arrête pas aux souvenirs exclusifs de ta justice. »
Ces textes nous rappellent les mots de Saint-Paul dans l’épître aux Romains : » là où le péché a abondé, la grâce à surabondé. » (Ro, 5,20)
Ainsi, se redressant, Jésus relève la femme de sa misère, il lui rend sa liberté et sa dignité. Elle était seule avec sa honte et le poids de son péché. Il lui redonne confiance et la rétablit dans sa relation à Dieu et à la communauté. Le seul juste qui aurait pu lui jeter la pierre ne l’a pas fait. Il a ainsi enrayé l’engrenage de la faute et du châtiment. De même qu’il a provoqué chez ses accusateurs une prise de conscience salutaire de leur péché, il permet à la femme d’accueillir la grâce de Dieu qui la renouvelle. Le pardon rétablit le lien d’amour entre Dieu et l’homme que le péché avait rompu. Les derniers mots de Jésus : » Moi non plus, je ne te condamne pas. Va et désormais ne pêche plus. » s’adressent à chacun et sont libérateurs. Ils ouvrent aux pêcheurs la porte d’une vie nouvelle. L’amour du Seigneur appelle le nôtre en retour.
Cet épisode de l’Évangile rapporte la situation personnelle de cette femme. C’est le destin singulier de sa rencontre avec Jésus même si elle est seulement connue en tant que pécheresse. Mais comme bien des personnages anonymes de l’Évangile, elle devient un symbole. Elle représente l’humanité infidèle à l’alliance que Dieu a conclue avec elle. Cette humanité pécheresse inclut les accusateurs de cette femme et tous ceux que nous ne voyons pas. Nous sommes tous concernés par cette situation de péché et nous reconnaissons nos infidélités, nos refus d’amour et notre orgueil. Tous, nous sommes invités à déposer au pied du Seigneur le fardeau de nos péchés pour que sa miséricorde nous en libère.
Un avenir de lumière nous est offert comme pour Israël à son retour d’exil. Telle l’épouse infidèle dont parle les prophètes, le peuple élu avait rompu l’Alliance et Dieu l’avait châtié pour ses fautes. Mais, dans sa tendresse, il le ramène sur sa terre et le prophète Isaïe l’invite à regarder l’avenir. Une nouvelle étape s’ouvre pour Israël, le temps d’une alliance plus profonde avec Dieu où il inscrira sa loi dans leur cœur.
En ce temps de Carême, nous sommes appelés à revenir vers le Seigneur, personnellement et en Église. Le Sauveur vient purifier et renouveler nos cœurs. Il les libère du piège dans lequel risque de les enfermer une observance légaliste pour les combler de sa miséricorde. Même les cœurs de pierre peuvent être changés en cœur de chair. La porte de l’espérance est toujours ouverte devant nous.
L’amour de Jésus nous précède et nous entraîne. Il nous en donne la preuve dans sa mort et sa résurrection. Soyons les uns pour les autres témoins de la miséricorde du Père, ouverts à la souffrance de ceux qui nous entourent, à l’exemple de Jésus qui a donné sa vie par amour pour le monde.
Fr. Claude
Moine du Bec